Tribune
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Publié le 24 Mars 2010

Jean Ferrat et les Juifs, par Meïr Waintrater

J’appartiens à une génération dont l’adolescence fut bercée par la voix de Jean Ferrat. J’aimais le compositeur qui avait mis en musique des poèmes d’Aragon, j’admirais l’homme qui savait chanter la vie dans les banlieues ouvrières et l’espoir en un avenir meilleur. À l’occasion de sa disparition, cependant, quelques antisionistes acharnés (d’Europalestine à Daniel Mermet) ont ressuscité une polémique déjà ancienne dont je fus malgré moi le protagoniste. Mettons donc les choses au point.




En 1963, Jean Ferrat sortit une belle chanson dont le titre reprenait celui du film d’Alain Resnais sur la déportation, «Nuit et Brouillard». Dans les paroles de la chanson (tout comme, d’ailleurs, dans le commentaire du film) il n’était fait qu’une très vague allusion aux victimes juives. Ferrat, bien qu’il fût le fils d’un Juif mort à Auschwitz, ne pensait manifestement pas
que cette mention s’imposât. Et nul ne songea à lui en faire le reproche. Au contraire: j’ai le souvenir vivace d’un sentiment de gratitude.



Cela donne la mesure du déni où nous étions plongés. Car, parmi les personnes déportées à partir de la France, les deux tiers des morts furent des Juifs, tués pour le seul crime d’être nés juifs. Dans les années soixante, cela ne se disait pas. Au lendemain de la Libération, le pays
s’était empressé d’oublier la dimension juive de la déportation. Les survivants juifs, ayant compris que nul ne voulait réellement les écouter, s’étaient réfugiés dans le silence. Un silence dont nous avions hérité. En 1963, toute évocation de nos morts, aussi discrète et indirecte fût-elle, apparaissait donc comme un cadeau inespéré.



En janvier 2005, plus de quarante ans après la sortie de la chanson «Nuit et Brouillard», je donnais au mensuel «Nouvelles d’Arménie Magazine» une longue interview sur le thème de la mémoire. J’y évoquais au passage l’absence du mot «Juif» dans la chanson de Ferrat, et j’ajoutais: «Aujourd’hui, un tel texte serait attaqué pour négationnisme implicite. Pourtant, je me souviens que j’étais à l’époque très content de cette chanson et [que] ma génération l’a accueillie avec soulagement.» M’adressant à des Arméniens, qui vivent au quotidien la négation d’un génocide commis il y a près d’un siècle, j’entendais montrer la fausseté de l’idée reçue selon laquelle la reconnaissance du génocide juif aurait toujours été la règle.



L’article des «Nouvelles d’Arménie Magazine» tomba, je ne sais comment, sous les yeux de Jean Ferrat. Il crut que je l’avais traité de négationniste (ce qui était absurde) et m’envoya une lettre indignée, que je publiai dans «L’Arche» – avec ma réponse.



Dans ma réponse, je soulignais que si quelqu’un s’avisait présentement d’écrire le commentaire d’un film, ou les paroles d’une chanson, ou un livre, ou même un article de journal sur les crimes du nazisme sans évoquer le sort réservé aux Juifs, celui-là serait en effet taxé de «négationnisme implicite». Car ignorer le rôle central de l’antisémitisme dans le système nazi, présenter les Juifs comme des victimes parmi d’autres, réduire la Shoah à un «point de détail», cela n’est plus tolérable pour la conscience contemporaine.



La loi du silence, qui régnait lorsque Jean Ferrat écrivit les paroles de sa chanson, n’a plus cours. Mais la réaction de Ferrat indiquait qu’en 2005 il n’avait toujours pas compris combien était étrange le fait de mettre en scène des victimes sans indiquer le nom sous lequel elles ont été raflées et envoyées à la mort. Ce grand artiste était resté marqué par son époque, par son milieu; comment lui en vouloir? Il y aurait beaucoup à dire, en revanche, au sujet des antisionistes qui, aujourd’hui encore, s’acharnent à transférer sur la mémoire de la Shoah le malaise que leur inspire l’existence des Juifs.



(L'Arche avril 2010)



Photo : D.R.