L'écart est trop grand entre ce qui se passe dans le monde arabe et ce qu'on en dit ici, en Europe. Cet écart était inévitable, vu que l'Europe était à l'unisson avec ces dirigeants arabes dont le mépris pour leurs peuples éclate au grand jour; elle se convainquait avec eux que la clé du bonheur ou de l'apaisement pour ces peuples c'était qu'on répare la blessure identitaire du monde arabe au Proche-Orient... L'Europe mettra du temps à se désintoxiquer de cette idée fixe qu'elle a bien entretenue; mais entretemps les masses arabes, elles, ont opéré un gigantesque bouleversement ontologique: le passage du mode d'être identitaire au mode d'être existentiel. Passage explosif, trop longtemps comprimé, car l'Identité-déjà-faite ne nourrit pas son homme, ne lui donne pas une dignité en acte, mais si en outre elle l'empêche de l'acquérir en resserrant son carcan, c'est l'explosion libératrice, celle que l'on voit. On ne peut qu'admirer ces foules, d'une jeunesse intrinsèque qui se définissent par leur envie d'exister - comme personnes et comme peuples - plutôt que par la référence à une image de soi figée: ce n'est pas pareil de se réunir pour se réjouir de la chute des Twin Towers et de descendre dans la rue, continûment, malgré les coups terribles, jusqu'à ce que tombent les dictateurs et que l'horizon se libère. Ce n'est pas pareil de célébrer un narcissisme mortifié et de libérer le désir de vie.
On remarquera que ces mouvements libérateurs qui se propagent d'un bout à l'autre du monde arabe, du Maroc au Yémen, retrouvent ensuite la référence identitaire mais d'une façon plus vivante: elle nomme les mêmes impasses, les mêmes blocages de la parole et de la pensée, les mêmes rejets de la liberté, le même besoin de la conquérir et de prendre un nouveau départ. Du coup, l'enjeu et le désir d'exister réhabilitent cette notation identitaire, comme un signe unifiant dans la même bataille pour vivre, et non comme un emblème sacré auquel on doit de se sacrifier et de souffrir.
La dynamique est donc plus riche et plus subtile entre l'existence et l'identité.
On peut en tirer maintes conséquences, y compris pour ce sacré conflit du Proche-Orient. Il est clair que les Palestiniens ne pouvaient et ne peuvent pas s'en tirer s'ils sont chargés par le monde arabe de tout le poids de l'identité, qui devient presque fétichisée. La charge est trop lourde, elle empêche de bouger, de parler, de négocier; dès que certains pas sont esquissés dans le sens de la vie, l'Identité blessée s'indigne et s'écrie qu'on va la trahir... Bref, aujourd'hui, il peut y avoir un allègement de la pression identitaire sur ce Conflit, qui donnerait des chances à d'autres approches, plus pragmatiques et plus utiles. Reste à savoir si l'Europe suivra, elle qui n'a pas d'autre discours que celui de l'Identité qui lui servait à refermer le monde arabe sur lui-même.
La valeur inouïe de l'ouverture qu'il a faite, c'est que même si elle est récupérée, sa seule existence est une avancée formidable.
Daniel Sibony est psychanalyste et écrivain. Il a publié récemment: « Marrakech, le départ, roman, et Les sens du rire et de l'humour », (Odile Jacob)
Photo (Daniel Sibony) : D.R.