Est-il alors pensable que les juifs de diaspora continuent à se chamailler dans leur impuissance à peser sur leur propre histoire autant que sur celle d’Israël, cet Etat avec lequel ils entretiennent une relation passionnelle. Peut-on continuer, comme ces dernières semaines à vociférer les uns contre les autres, déniant à l’autre la connaissance de ce qui est bon pour les juifs et bon pour Israël en nous accusant réciproquement d’aveuglement. Dès lors cette guerre des juifs ne peut profiter qu’à ceux qui cherchent à délégitimer Israël. Les uns, « J call », disent que la politique actuelle du gouvernement d’Israël mène le pays au désastre, les autres, « raison garder », dénoncent au contraire l’autisme des signataires de J call devant les menaces qui pèsent sur Israël. Une autre tribune de J call, dénonçait la « chape de plomb » pesant sur la parole juive à propos Israël. Fichtre ! N’ont ils jamais remarqué l’accueil réservé aux Esther Benbassa, Shlomo Sand, Ivan Segre, Rony Brauman, Eyal Sivan ? Ne sont-ils pas présents, sur les plateaux des télévisions à dénoncer les turpitudes de l’Etat d’ Israël ? De quel côté se trouve la pensée unique ? La remise en cause de la légitimité historique et éthique de l’Etat des juifs est devenue banale, alors qu’elle était longtemps restée confinée aux marges de l’ultra gauche et de l’extrême droite. Le juif qui s’y prête est fêté comme le messager de la bonne parole : table ouverte dans tous les estaminets politiquement corrects !
Ah ! bien sur l’intérêt pour la Shoah reste infini et ARTE est prêt à lui programmer des soirées interminables. Que les juifs sont émouvants quand ils sont battus ! Comme ils font de beaux livres sur leurs pérégrinations ! Comme ils savent être drôles sous la menace ! Qu’ils sont intelligents, subtils, délicieusement névrosés lorsqu’ils sont en diaspora ! Comme ils savent si bien composer, inventer, philosopher quand leur dispersion est source de pensée. Rien à voir avec cet Etat grossier, fruste et antipathique. « Comment être juif après Gaza ? » questionne Esther Benbassa, sans que jamais une question parallèle ne soit énoncée: « comment partager le monde avec Ahmadinedjad ? » Le projet du président iranien n’est il pas l’anéantissement d’Israël ? N’est-il pas négationniste ? Ne s’est on pas, ici, gargarisé de « plus jamais ça » alors que certains proposent que « ça » recommence?
S’il existe une chape de plomb et un mur du silence, c’est plutôt celle qui pèse sur les intellectuels qui sortent du consensus général de démolition systématique de l’action du gouvernement israélien, et de la grille « progressiste » d’analyse de l’évolution de cet interminable conflit. Shmuel Trigano ou Pierre- André Taguieff et quelques autres, dont les productions récentes, comme la critique minutieuse du rapport Goldstone ou l’analyse de la « nouvelle propagande antijuive » sont systématiquement passés sous silence dans les grands médias.
Alors que cherche-t-on en provoquant, au sein d’une communauté pluraliste dans tous les domaines, une binarité conflictuelle : d’un côté les « Jcall », de l’autre les « Raison garder » ? Veut-on peser sur les positions du gouvernement français ? Il est déjà sur la ligne de Jcall depuis belle lurette, avec quelques zigzags de faible ampleur selon le locataire de l’Elysée. Que peut on attendre de l’Europe dont la ministre des affaires étrangères Catherine Ashton, multiplie les condamnations d’Israël ? A réanimer la gauche et le « camp de la paix » qui souffrent de langueur en Israël ? C’est aux Israéliens, dans le cadre de leurs institutions démocratiques qu’il appartient de leur redonner des couleurs. Quel est aujourd’hui le principal obstacle à la paix ? L’attitude du gouvernement d’Israël ou la fracture au sein du mouvement national palestinien ? Si les deux parties se partagent les responsabilités en la matière, alors pourquoi pas d’« Arab call for reason » mais le déchaînement de l’antisémitisme chez la plupart intellectuels arabes, y compris dans les pays dits « modérés » comme l’Egypte ? Leïla Shahid a déclaré trouver dans Jcall un interlocuteur pour les Palestiniens. Qu’elle envoie alors ses intellectuels qui admettent la légitimité du projet national juif en Palestine, et pas seulement le « fait israélien ». Ils seront accueillis à bras ouverts.
Indubitablement, cette guerre des juifs fait les délices des gazettes et provoque la jubilation des ennemis d’Israël. La nouvelle situation créée par l’affrontement sanglant en Méditerranée devrait inciter les juifs de France à ne pas céder aux invectives internes.
La sagesse voudrait aujourd’hui que les initiateurs de « J call » et « Raison garder » se parlent et tentent de définir les moyens de faire face aux nouveaux périls. La solidarité avec Israël n’est pas synonyme d’aveuglement : les juifs de diaspora ne sauraient se confondre avec les communistes idolâtres de l’URSS de jadis. Right or wrong, my country n’est pas notre tasse de thé et ce que nos amis israéliens nous demandent, ce n’est pas de la dévotion, mais de comprendre leurs problèmes avant de leur donner des leçons.
Ils n’ont pas besoin de nos clameurs, mais de notre intelligence. Ils sont exposés à des périls immédiats : on vocifère à leurs frontières nord et sud, et la gestation de la bombe atomique iranienne est proche de son terme. Il faut être soit naïf, soit pervers pour penser que ces menaces cesseront avec le gel des constructions dans les implantations juives en Cisjordanie et à Jérusalem-est. Avant de repenser les relations entre Israël et la diaspora, il faut écouter les grondements sourds de la guerre qui s’approche.
Et penser avec Israël, et non pas à sa place.
Luc Rosenzweig, journaliste et essayiste, et Jacques Tarnero, documentariste (article publié dans le monde du 9 juin 2010)
Photo : D.R.