Tribune
|
Publié le 30 Novembre 2009

La nation par les rêves

S'interroger sur une identité, écrivait Emmanuel Levinas, c'est déjà l'avoir perdue. Qu'est-ce que l'identité ? La question, beaucoup agitée ces derniers temps, est celle d'une « identité nationale ». Question moderne, narcissique, liée aux pratiques de l'image comme autant de récapitulations au crépuscule.




Depuis des décennies, les décideurs et faiseurs d'opinion de tous niveaux ont clamé sur tous les tons, à propos de tous les sujets, qu'il fallait "changer" ; ils ont à l'envi pratiqué l'autodérision ou l'autoflagellation. Comment, brusquement, s'aviser d'être fidèles à une idée nationale, après avoir invité à se fondre dans un grand ensemble vague dont les frontières varient tous les jours, et après avoir stigmatisé comme "repliement frileux" toute réticence à cette perspective incertaine ? Il est facile d'ironiser et de prévoir paisiblement la catastrophe.



Reste que nous sommes embarqués sur l'esquif dans la tempête et ne pouvons, comme Jonas, nous désintéresser du salut commun. Reste que chacun comprend bien l'affolante perte de repères dont on veut parler, quelles que soient les arrière-pensées conjoncturelles, quand on se soucie d'un déficit d'identité nationale. Certains aujourd'hui interrogent le judaïsme et le peuple juif comme incarnant un modèle de persévérance dans son identité, un modèle de permanence. Le judaïsme, qui a traversé les siècles et les millénaires dans la fidélité à son message universel, qui a témoigné d'une incontestable compétence dans la transmission de l'identité, peut sans doute participer à renseigner notre société sur la question de la permanence et des fondements de l'identité.



L'identité, qui implique répétition, relie un passé à un présent et les projette dans l'avenir. Ce qui rattache au passé et que l'école enseigne : l'histoire, la géographie, la langue, les mythes collectifs. D'où la question de la possibilité d'intégration de ceux, chaque jour plus nombreux dans le corps national, qui n'ont pas les mêmes références. Le Livre biblique de Ruth montre la démarche de celle ou celui qui désire, à titre personnel, se joindre à un autre peuple et en assumer à son tour l'héritage. Il y eut l'assentiment du coeur et de l'âme de celle qui a dit : "Ton peuple sera mon peuple." Il est bien sûr utopique de transposer une telle attitude au niveau collectif ou bien lorsqu'il s'agit de populations entières. Il est néanmoins possible de tirer des enseignements à partir de modèles individuels, qu'ils soient bibliques ou non.



Toutes les communautés juives, si pauvres et menacées fussent-elles, ont entretenu une école et des maîtres comme une priorité absolue. L'école est le lieu décisif de la formation d'un esprit collectif. Le judaïsme a toujours érigé pour les adultes la nécessité de l'étude quotidienne des textes, le devoir d'instruction et de formation.



L'histoire. L'éducation nationale en a sans cesse réduit les horaires au profit des matières plus techniques. Les juifs, quant à eux, ne cessent de commémorer les grandes étapes de leur histoire. Non pas avec orgueil et complaisance, mais dans le souci de rendre grâce pour ce destin unique, d'approfondir les significations et de prendre conscience de leur attachement à cette histoire qui les a faits ce qu'ils sont. De manière analogue, osons dire que non seulement l'histoire de France ne peut pas être réduite sans dommage au ressassement morbide et unilatéral des pages noires de l'histoire contemporaine, mais qu'elle doit aussi enseigner à estimer et à aimer.



S'il faut évidemment dire que la France, battue et envahie en 1940, eut alors un gouvernement antisémite et faible ou complaisant devant l'occupant et que des juifs sous uniforme français en 1914-1918 furent déportés par d'autres Français vers les camps nazis, il ne faut pas oublier de dire que les combattants de l'intérieur et les Français libres furent héroïques et qu'une majorité des juifs de notre pays a échappé aux nazis grâce à des Français. Tout ce qui peut contribuer à une forme d'identification positive à une origine et à une destinée commune doit aussi être dit.



Mais le point de vue narratif doit toujours favoriser une capacité d'identification pour que des hommes venus d'ailleurs trouvent leur place ici. Nous voyons à cet égard des évolutions évidentes et heureuses. S'agissant de l'histoire des musulmans, ils étaient naguère des ennemis lointains, aux confins des programmes (bataille de Poitiers, croisades, chute de Constantinople et menace ottomane à l'âge moderne), ou sujets coloniaux. Ils partagent aujourd'hui une histoire commune pour avoir non seulement transmis, mais encore fait progresser la pensée et la science grecques que redécouvrit l'Occident médiéval. Pour avoir eu leur lot de misère et d'héroïsme dans les guerres mondiales.



La langue. Chacun connaît le nom de Theodor Herzl. Un autre nom n'est pas moindre dans l'histoire du sionisme : Eliezer Ben Yehuda, lexicographe de l'hébreu, un "illuminé" qui prétendait ne s'exprimer qu'en hébreu alors que cet idiome était depuis longtemps confiné aux travaux savants, aux études sacrées et à la poésie. Cet illuminé a eu raison contre toute raison. On peut tout espérer de l'intégration par la langue.



Toute langue donne le monde à ceux qui la parlent ; d'où la gravité du manquement qu'il y aurait à ne pas assurer à tous la parfaite maîtrise d'une langue. A l'école, au collège ou au lycée de donner à la grammaire et aux lettres le temps qu'il faut, éveiller l'amour des mots et des textes, développer le scrupule du terme et de la tournure justes qui expriment la pensée juste. Naturellement, l'école, ce n'est pas un monde clos.



Que pourront les maîtres s'ils doivent aller à contre-courant de l'information, de la publicité, du discours officiel et forcer une indifférence générale ? Si la France redoute, non sans raison, de perdre ses valeurs décisives, elle doit se regrouper autour de son école et honorer ses maîtres. Autre enseignement du judaïsme : on peut être le tenant indéfectible d'une fidélité lointaine, tout en étant loyal envers un sol sur lequel on n'est pas né. Les juifs en Occident ont fait la preuve que l'on peut être à la fois bon citoyen, plus que cela, attaché à son pays, et conserver le souvenir vivace et le respect d'une origine plus lointaine.



Mais l'identité n'est pas qu'un héritage. Celui-ci ne vaut que pour autant qu'il nourrit un projet. Il n'y a pas d'identité française sans projet français : être d'un peuple qui se fait gloire d'avoir souvent parlé et pensé juste, qui en sa longue histoire s'est montré brave et fécond en inventions, qui a porté haut de grands principes qui ont éclairé le monde, qui continue d'offrir un refuge relatif contre bien des misères et des violences, tout en s'efforçant de se gouverner selon le droit plutôt que selon l'arbitraire. Ce projet français peut être, pour les jeunes, un programme exaltant s'il est sans relâche expliqué et illustré.



Et puis ne faut-il pas se demander si l'Occidental en général, ou le Français en particulier, réputé "cérébral", ne s'est pris pour un pur esprit ? Renoncement délibéré aux grands rites citoyens, aux cérémonies et aux formes. Et par ailleurs une prétendue lucidité critique qui s'exprime sans égard aux circonstances et au public. Tout cela alimente un climat désabusé et le dénigrement de tout par tous, ce fameux "mal français". Il faut donner à l'imagination sa part. L'homme a besoin de cérémonies, de symboles, et même du ressassement des évidences. Pour le juif, la loi et les rites publics ou familiaux pourvoient à cela. Le citoyen n'a pas moins besoin de symboles forts, de décorum, de gravité, d'une pédagogie du respect. La nation est portée par ses rêves.



Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France



(Article paru dans le Monde du 28 novembre 2009)



Photo : D.R.