Avec l’aimable autorisation de son auteur, nous continuons de reproduire en avant-première quelques bonnes feuilles du prochain ouvrage de Pierre-André Taguieff, « La nouvelle propagande antijuive », dont la parution est annoncée pour le 19 mai 2010. Cette somme phénoménale de 592 pages -qui est l’aboutissement de plusieurs années de travaux, de recherches et d’érudition- est une réflexion sur le sens de l’antisionisme radical, dans le nouveau contexte international marqué par la menace islamiste et les hésitations du monde occidental. C’est aussi une analyse fouillée des nouveaux aspects de la propagande antijuive dans les années 2000-2010.
Dans cet extrait, l’auteur rappelle comment, lors de la 3è conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance, réunie à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au 8 septembre 2001, sous la présidence de Mary Robinson, Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Israël a fait l’objet de toutes les attaques les plus virulentes. Dans un climat hystérique, certains militants propalestiniens ont même diffusé les Protocoles des Sages de Sion. Des Protocoles qui sont instrumentalisés ou qui semblent fasciner les dirigeants du Hamas et même de hauts responsables… de l’autorité palestinienne.
Marc Knobel
À Durban, les militants « antiracistes » et tiers-mondistes, flânant parmi les stands des milliers d’ONG, pouvaient en effet se procurer les Protocoles des Sages de Sion, censés dévoiler les criminels plans de « domination mondiale » des éternels « ennemis du genre humain », les Juifs, ou « les sionistes ». Le faux antijuif est en effet bien connu des islamistes de toutes obédiences, qui y voient un document authentique, permettant de connaître la psychologie de l’ennemi et de le combattre efficacement. La Charte du Hamas (18 août 1988), par exemple, mentionne les Protocoles dans son article 32 en tant que preuve du criminel « projet » des « sionistes » :
« La conspiration sioniste n’a pas de limites. Après la Palestine, les sionistes veulent accaparer la terre, du Nil à l’Euphrate. Quand ils auront digéré la région conquise, ils aspireront à d’autres conquêtes. Leur plan a été énoncé dans les Protocoles des Sages de Sion, et leur conduite actuelle en est la meilleure preuve. Sortir du cercle de la lutte contre le sionisme est une haute trahison. Maudits soient ceux qui agissent de la sorte. […] Nous n’avons d’autre choix que de mobiliser toutes nos forces et nos énergies afin de combattre cette vicieuse invasion nazie-tartare [sic]. […] Au sein du cercle du combat contre le sionisme mondial, le Hamas se considère comme le fer de lance et l’avant-garde. […] Tous les groupes islamiques du monde devraient faire de même, car ces derniers sont mieux équipés pour combattre les Juifs bellicistes. »
Vingt ans plus tard, la lecture des Protocoles n’avait nullement cessé d’éclairer les « résistants » palestiniens. En 2007, Fawzi Barhoum, porte-parole du Hamas, interrogé à Gaza sur les Protocoles par la réalisatrice Barbara Necek, lui déclarait :
« Nous, au Hamas, nous considérons très précisément que les Protocoles ont été écrits par les Juifs, parce que les Juifs sont des fauteurs de troubles partout dans le monde, dans le monde
arabe, dans les pays musulmans, en Europe et aux États-Unis. C’est tout le temps la même chose : là où il y a un Juif, il y a un problème. »
En 2007 également, Hazem Abou Shanab, l’un des représentants de la jeune génération du Fatah dont il est le porte-parole, précisait à propos du document intitulé Protocoles des Sages de Sion :
« Nous l’avons lu, nous continuons à le lire et nous demandons à nos membres de lire ce livre très attentivement pour connaître la façon de penser de notre ennemi. C’est un livre authentique, vous pouvez le toucher, le sentir, le comprendre. Vous pouvez voir les résultats de ce livre. Il existe et il y a même des gens qui ont été élevés selon des principes qui sont décrits de manière très précise dans ce livre. »
À la question « Yasser Arafat a-t-il lu les Protocoles ? », Hazem Abou Shanab répond :
« Bien sûr qu’il les a lus. Vous savez, tous les membres du Fatah ont lu les Protocoles du Sionisme [sic], mais la question importante est de savoir si nous croyons ce qui y est écrit. Nous ne pensons pas qu’ils [« les sionistes »] vont arriver à réaliser leur plan même s’ils ont réussi à en réaliser certaines étapes. Notre rôle est justement de les en empêcher. »
Revenons à 2001, l’année du grand basculement dans le siècle du terrorisme international et de l’islam politique conquérant, de la corruption idéologique de l’antiracisme, de l’instrumentalisation cynique des droits de l’homme et du déclin des démocraties occidentales, minées par la perte de confiance en soi et l’esprit de capitulation. Les militants « antiracistes » pouvaient également se procurer à Durban une brochure publiée par l’Union des avocats arabes et largement distribuée durant la Conférence, Racisme, sionisme et Israël, qui commence ainsi :
Israël est le parfait exemple d’un racisme complexe et étendu. Cet État est en effet l’incarnation de ce racisme spécifique qui fonde le sionisme et fait d’Israël le dernier avatar d’une sombre histoire qui fut le témoin des souffrances endurées par l’humanité, suite à l’agressivité du racisme et à son abjecte discrimination entre les hommes.
Un tract massivement diffusé affichait une photo d’Adolf Hitler, accompagnée de la légende suivante : « Si j’avais gagné il n’y aurait pas eu d’Israël, et il n’y aurait pas eu de sang palestinien versé. » À Durban, comme dans les prêches du vendredi partout au Proche-Orient, les « sionistes » de la judéophobie euphémisée des années 1970-1990 se sont transformés en « Juifs », expressément criminalisés, par exemple à travers ce slogan crié et diffusé par tracts alors que se tenait la prétendue Conférence mondiale contre le racisme : « Un Juif, une balle » (« One Jew, one bullet »). Des manifestants « antiracistes » et « pro-palestiniens » n’ont plus dissimulé leur désir profond en hurlant à Durban : « Kill (the) Jews ! » Fidel Castro termina son discours par le slogan « Free, free Palestine ! », et la foule, décryptant le message, reprit en choeur « Kill, kill the Jews ! ». « Tuer les Juifs » et détruire Israël : les deux mots d’ordre de la nouvelle judéophobie mondialisée. Dans le forum des ONG, les accusations et les injures antijuives convergeaient toutes en effet vers un appel à la destruction de l’État d’Israël. À Durban I s’est accompli un pogrom symbolique : sur une scène internationale a été présenté le spectacle d’une mise à mort allégorique des Juifs au nom de l’antiracisme et de la tolérance. Un « permis de tuer » a été délivré au nom de l’antiracisme. Odieuse manipulation. Certes, le texte finalement adopté - non sans négociations tumultueuses - par les États représentés à la Conférence de Durban I respecte les normes du langage diplomatique. Mais la touche « antisioniste » n’y manque pas. L’article 63 de la Déclaration finale précise :
Nous sommes préoccupés par le sort du peuple palestinien vivant sous l’occupation étrangère. Nous reconnaissons le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination et à la création d’un État indépendant, ainsi que le droit à la sécurité de tous les États de la région, y compris Israël, et engageons tous les États à soutenir le processus de paix et à le mener à bien rapidement.
Dans le cadre d’une conférence sur et contre le racisme, présenter ainsi le triste « sort du peuple palestinien » censé vivre sous « occupation étrangère », en soulignant qu’il est « préoccupant », c’est laisser entendre qu’il se confond avec celui d’une victime du racisme de la puissance d’« occupation étrangère », laquelle ne peut qu’être Israël. Une accusation euphémisée de racisme reste une accusation de racisme, même si le mot « racisme » n’est pas mentionné dans l’acte d’accusation. Le recours à un langage codé ne change rien à la gravité de la charge.
Pierre-André Taguieff
Photo : D.R.