Je regrette sincèrement de ne pas assister à la table ronde sur la spoliation des biens juifs pendant la guerre à Grenoble et dans sa région. Des contraintes impératives m’obligent à rester à Paris, mais je tiens à vous exprimer mon admiration pour avoir organisé cette réunion et avoir facilité le travail de M. Tal Bruttmann. Je n’ai pas encore lu son livre sur l’aryanisation économique et les spoliations en Isère, mais je connais les recensions particulièrement élogieuses qui en ont été faites, et je n’en suis pas surpris. Il n’est pas évident pour une municipalité de promouvoir un travail d’histoire qui met une lumière crue sur les faiblesses morales d’hommes et de femmes qui sont souvent les parents ou grands parents d’habitants de cette même ville. Aussi bien, je pense qu’il ne s’agit pas dans cette étude de dénoncer telle ou telle personne, et je comprends que l’anonymat ait été choisi, mais de révéler, par le détail en quelque sorte anatomique des opérations de spoliation, des comportements qui ne sont pas d’une région ou d’une catégorie d’individus particuliers, mais qui relèvent de la nature humaine dans sa forme la plus générale, de ce que les mythologies historiques, sur lesquelles notre identité est partiellement construite, tendent évidemment à occulter.
Ceux qu’on appelle les Justes, qu’ils aient ou non reçu ce titre aujourd’hui bien connu, sortent de ce lot commun. J’ai eu l’honneur de participer à Grenoble, il y a quelques années, comme Président du Comité français pour Yad Vashem, au bel hommage qui leur a été rendu. Mais nous savons que ces Justes furent relativement peu nombreux. Beaucoup d’individus font partie de ce que Christopher Browning, dans son livre inoubliable, a appelé les « hommes ordinaires ». Ces hommes-là, qui se sont rendus coupables de crimes atroces, sans éprouver de haine personnelle ou de fanatisme quelconque, ne sont pas non plus les « indifférents », dont Elie Wiesel a dit la responsabilité qu’ils avaient eu dans la réalisation de la Shoah et qui forment la majorité des hommes . Mais des uns aux autres, la filiation est claire.
En ce qui concerne les spoliations, s’y manifeste l’élément d’avidité économique et d’esprit du lucre, qui dans des circonstances de permissivité appropriées, monte à la surface, met à bas les barrières morales traditionnelles ou les accommode à son avantage. Les guerres charrient avec elles ce qu’on appelle par euphémisme des « transferts de propriété ». Des hommes s’enfuient de leur maison, d’autres viennent les occuper. Lorsque les survivants réclament ce qui leur appartient, les nouveaux occupants ne pensent pas à la spoliation dont ils furent les auteurs, mais à la perte qu’ils risquent eux-mêmes d’encourir. Bien des amis de mes parents m’ont décrit les réactions de haine, il n’y a pas d’autre mot, qu’ils avaient subies en demandant à voir l’appartement où ils avaient passé leur jeunesse, lorsqu’ils ont effectué un voyage dans cette Pologne où ils avaient tout perdu, famille et biens, au cours de la guerre.
Priver les Juifs de leur gagne-pain, c’était aussi en faire des cibles plus faciles pour les rafles et les déportations, donc pour l’assassinat, car pour se cacher, il vaut mieux avoir de l’argent. Bien sûr les spoliateurs, mis devant les conséquences de leurs actions, auraient répondu qu’ils n’avaient pas voulu « ça ». Ils n’étaient pas des meurtriers, mais ils étaient des voleurs.
Ici encore, j’imagine une longue chaine de professionnels, du notaire au fonctionnaire, de l’agent immobilier à l’artisan, chacun arc-bouté sur son expertise particulière, exerçant son métier le mieux possible sans s’interroger sur l’arrière-plan humain ou moral de ses actions.
L’histoire des spoliations des Juifs en France est ancienne. En 1182, le jeune Philippe Auguste les a dépouillés de tous leurs biens et chassés de son royaume qui se limitait alors à l’Ile de France, puis il les a fait revenir car il en avait besoin de leurs compétences financières. Et il en fut ainsi sous plusieurs rois, jusqu’à l’expulsion, une parmi d’autres, mais celle-ci définitive, de 1394. Vichy a renoué avec ce honteux et lointain passé. Mais cette fois-ci, la mort se trouvait au bout du chemin.
Les hommes ont partout leurs qualités et leurs défauts, les responsables des spoliations à Grenoble sont les mêmes individus qui furent responsables ailleurs. En réalité, ils sont nous mêmes, ils nous dévoilent ce que nous pourrions être, si nous nous y étions autorisés par le pouvoir. Et c’est bien là au sens le plus fort la responsabilité du politique : ne pas faillir dans la promotion des valeurs de justice, de liberté et de démocratie. Il s’agit de ce que nos sociétés ont forgé de mieux, lors de leur long processus d’avancement vers le progrès. Ce mot est aujourd’hui accueilli avec une narquoise suspicion, ce qui d’ailleurs est un symptôme grave du désarroi de notre monde. Certes, ce processus a subi des reculs, et celui de Vichy en fut le plus dramatique, mais il faut le poursuivre avec force et conviction, sans céder ni au pessimisme de la résignation, ni à l’optimisme de l’aveuglement. L’avenir de nos enfants en dépend.
Les Juifs furent des baromètres de la santé de nos démocraties. Ils le restent aujourd’hui. Ils n’en sont pas fiers, mais ils sont conscients de leurs responsabilités. Je suis fier que dans notre république qui lutte contre le radicalisme fanatique, dans une ville de Grenoble qui est à l’avant-garde du combat pour le vivre-ensemble, le Crif régional, présidé aujourd’hui admirablement par Mme Elkaim, remplisse pleinement son rôle de vigie et de passerelle.
Je souhaite à cette table ronde le retentissement qu’elle mérite et je vous prie de croire, Monsieur le Maire, à mes sentiments respectueux.
Richard Prasquier, président du CRIF
(Texte lu le 31 mai 2010)