Tribune
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Publié le 30 Juin 2005

La tentation antisémite. Haine des Juifs dans la France d’aujourd’hui (éd. Robert Laffont, avril 2005) par Michel Wieviorka : suite

En deux mois depuis sa publication, mon livre, La tentation antisémite, a suscité de nombreux échos et commentaires, les uns élogieux, les autres plus ou moins critiques, en France et à l’étranger, notamment en Allemagne, en Suisse, au Canada et en Israël. Le moment me semble venu, à l’intention prioritaire des lecteurs du site Internet du CRIF, et à l’invitation de ses dirigeants, d’en tirer les principales leçons.




1. L’apport et les limites de la sociologie.

Point de départ, qui touche au fond même si il peut sembler superficiel au premier abord : la critique la plus vigoureuse est venue de lecteurs non pas du livre mais de la presse. Ainsi, mon livre a été lancé par une double page parue dans Libération (le 19 avril) qui en a fait un « évènement » annoncé en « une ». Le psychanalyste Daniel Sibony m’a aussitôt critiqué, dans un « Rebonds » (le 26 avril) qui témoignait certes d’une ignorance de mon travail, mais qui n’en posait pourtant pas moins une belle et grande question : à quoi sert la sociologie, que peut-elle apporter à ceux que préoccupe l’énigme antisémite, le fait qu’avec une continuité considérable, unique dans l’histoire puisqu’elle remonte presque jusqu’à la nuit des temps, un même groupe humain, les Juifs, soit constamment l’objet de haine et de violence ?

Une recherche comme la mienne ne peut effectivement pas répondre à cette interrogation lancinante, sur laquelle les meilleurs esprits ont souvent buté. Son apport, en effet, est d’une autre nature. Avec mon équipe, nous avons choisi d’étudier les conditions sociales, politiques, géopolitiques aussi, qui font qu’aujourd’hui, en France, l’espace de l’antisémitisme est élargi. Nous sommes donc allés sur le terrain, dans divers lieux, à la rencontre de milieux diversifiés, pour examiner concrètement comment la haine des Juifs s’étend dans notre pays : dans un quartier populaire de Roubaix à forte population issue de l’immigration, où existe un antisémitisme sans Juifs ; à Sarcelles, où la spécificité de la situation tient à la présence d’une communauté juive visible et structurée ; en prison, où un taux impressionnant de détenus est musulman ; à Marseille, parmi des pieds-noirs plutôt âgés ; dans des écoles, devenues un lieu de co-production, et pas seulement d’accueil de l’antisémitisme ; dans des universités, où les dérives antisémites ne procèdent plus seulement de l’extrême droite, mais aussi d’identifications radicalisées à la cause palestinienne, drapées de toutes les vertus de l’anti-impérialisme, de l’anticapitalisme, du tiers-mondisme et de l’antisionisme ; en Alsace, où les profanations de sépultures juives sont plus nombreuses qu’ailleurs. A chaque fois, nous avons au préalable élaboré des hypothèses tenant compte des connaissances disponibles, pour ensuite les tester, les affiner, les nuancer, parfois aussi les abandonner en fonction de ce que nous apprenait le terrain.

On a pu regretter, y compris dans ces mêmes colonnes, que notre façon de travailler, notre méthode, ne soit pas davantage précisée. Je pourrais répondre par une boutade : lorsque l’on va au restaurant, visite-t-on de fond en comble les cuisines ? Le lecteur, en dehors des spécialistes, a-t-il besoin d’entrer dans les détails de la méthodologie des chercheurs ? Quand le reproche provient de collègues, spécialistes en sciences sociales, il s’apparente à de la mauvaise foi –mais je laisserai ce point de côté : ils savent où se reporter s’il s’agit de mes orientations théoriques ou de ma façon de travailler, au sein du centre que je dirige et qui porte le nom même d’une méthode que j’utilise, le CADIS (Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques). Et si, pour ne pas encombrer un volume déjà conséquent (450 pages), nous avons donné, il est vrai, relativement peu d’indications méthodologiques, nous signalons, en introduction, que les matériaux collectés et produits par cette recherche sont accessibles aux chercheurs qui nous en feraient la demande. Ajoutons un point important sur ce registre : face à un problème comme celui de l’antisémitisme, il faut se méfier de l’illusion quantitativiste, et savoir que la conduite de la recherche passe par une grande souplesse de la part des chercheurs, une infinie patience, de l’obstination, la capacité de s’adapter à un terrain mouvant, la réflexion permanente sur l’attitude à adopter lorsque l’on est confronté, comme chercheur, en face à face, à des propos ou des attitudes antisémites, la difficulté à rencontrer certains acteurs, l’imprévu, etc. Les données chiffrées sur les violences antisémites ou bien encore les sondages d’opinion apportent une connaissance utile, mais partielle, très insuffisante, sur l’antisémitisme contemporain, et s’il fallait éclairer le lecteur sur les aspects méthodologiques de cette recherche, le plus intéressant serait certainement de rendre compte de la relation souvent douloureuse du chercheur à son objet, ou, si l’on préfère, du rapport délicat entre le sociologue et les acteurs.


2. Les Juifs de France, Israël et l’antisémitisme

Dans la double page de Libération consacrée à notre livre, je tiens des propos qui ont choqué certains lecteurs du quotidien, qui du coup, s’il s’agissait de responsables communautaires ou de dirigeants d’associations, l’ont fait savoir. En réponse à une question de la journaliste Catherine Coroller, j’ai affirmé que le Président du CRIF, Roger Cukierman commet une faute en s’alignant inconditionnellement derrière la politique du gouvernement d’Israël. Par ailleurs, j’ai indiqué que les tendances du monde juif à se livrer à des logiques communautaristes contribuent à élargir l’espace de l’antisémitisme. Roger Cukierman m’a immédiatement contacté par téléphone, pour me dire que s’il est inconditionnel, ce n’est pas de la politique du gouvernement d’Israël, mais de l’Etat d’Israël. Il m’a proposé de nous rencontrer, et nous avons eu une conversation sur le fond, en face à face : je lui donne acte bien volontiers du fait qu’il lui est arrivé de prendre de la distance par rapport au discours d’Ariel Sharon. Et j’ai bien entendu son explication : si les Juifs de France expriment des tendances au communautarisme, c’est aussi parce qu’ils y trouvent une réponse à leurs inquiétudes, à la montée de l’antisémitisme, et aux carences de la République qui ne les protège pas toujours suffisamment.

A partir de là, je maintiens que plus, d’une part, les Juifs de France débattent entre eux, y compris publiquement, de la politique du gouvernement israélien – ce que font d’abondance les citoyens d’Israël -, plus aussi, d’autre part, ils résistent aux logiques de l’enfermement communautaire, ce qui est le cas de la majorité, et mieux cela vaut pour la démocratie, pour la République, et pour le recul de l’antisémitisme.

Enfin, pour écarter tout malentendu, je signale que dans mon livre, ce thème est fait mineur, et qu’à aucun moment je ne transforme les victimes - les Juifs- en coupables. Ceux qui jugent un travail aussi considérable que celui de mon équipe en le réduisant à l’idée fausse qui veut que j’accuse les Juifs d’être responsables de la montée actuelle de l’antisémitisme commettent une lourde injustice. Ils montrent que leur goût de la lecture s’arrête à quelques phrases extraites de leur contexte et puisées dans la presse, et entraînent les Juifs de France au plus loin du débat démocratique, du respect de la raison et des valeurs universelles, dans la spirale de la radicalisation et de la haine.


3. Lutte contre le racisme, lutte contre l’antisémitisme

Une discussion, avec des dirigeants de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), à propos des quelques pages du livre consacrées au collège Montaigne, s’est révélée très utile à mes yeux et, m’a-t-il semblé, aux leurs. La LDH était intervenue dans ce qui est devenu une « affaire » fortement médiatisée en publiant un rapport qui traitait des sévices et injures antisémites subis par un élève juif du collège, qui soulignait les immenses carences de l’Etablissement face à ces faits, et qui mettait l’accent sur la façon, injuste selon les auteurs du rapport, dont avaient été traités deux des coupables, d’origine maghrébine. Notre livre critique la LDH sur ce point précis, et lui reproche un texte « orienté » -le terme est peut-être un peu trop polémique, je l’admets volontiers. Au court du long et exigeant échange que nous avons eu, les idées se sont clarifiées de part et d’autre. En ce qui me concerne, j’en suis sorti conforté dans l’idée que le combat contre l’antisémitisme ne doit être ni subordonné, ni amalgamé à un combat général contre toutes les formes de racisme : il a sa spécificité. Cela ne veut pas dire que l’antisémitisme est nécessairement ou automatiquement plus grave ou plus répandu que d’autres racismes, cela signifie qu’à mes yeux, en sous-estimant le caractère particulier de la haine des Juifs, on oublie où elle conduit, alors même qu’elle relève d’une formidable épaisseur, unique dans l’histoire -2500 ans !- et qu’elle a pris par moment l’allure de violences extrêmes et massives, avec l’apogée qu’a constitué il y a une soixantaine d’années la Shoah. Ce n’est pas parce que règnent en France la hantise de l’islam et un racisme anti-arabes que l’on doit banaliser la haine des Juifs. Et symétriquement, ce n’est pas parce que l’on se mobilise contre l’antisémitisme que l’on peut se désintéresser des autres racismes. En distinguant les deux problèmes, on se donne les moyens de mieux traiter et l’un, et l’autre, ainsi que ceux de comprendre comment ils peuvent éventuellement s’alimenter mutuellement – sur ce point précis, notre recherche montre bien comment l’exclusion sociale et le racisme vécu par les jeunes issus de l’immigration peuvent alimenter des identifications à la cause palestinienne, ou bien encore un islamisme radical, qui se prolongent par la haine des Juifs, voire qui s’en nourrissent.


4. Tensions idéologico-politiques

Certaines critiques m’ont reproché d’être proche de la « doxa » du MRAP, ce qui renvoie au point précédent, puisque le MRAP est fréquemment accusé de minimiser l’antisémitisme au profit, si l’on peut dire, d’un engagement contre le racisme anti-maghrébins ou anti-immigrés. D’autres de m’abreuver à la « source discutable » que serait Proche-Orient.info – qui effectivement m’a généreusement confié un important corpus de textes antisémites, or ce journal en ligne est souvent accusé de « sionisme ». On a pu écrire que je faisais de lourds emprunts au livre de Brenner sur Les territoires perdus de la République, un livre dont je souligne certes l’importance qu’il a revêtue- mais on a pu aussi écrire le contraire, et indiquer que je prenais mes distances avec cet ouvrage. On m’a reproché de sous-estimer l’antisémitisme musulman ou arabe, mais aussi on a trouvé que je faisais un « cadeau » à Tarik Ramadan en parlant de son discours sur les intellectuels communautaires juifs. En fait, derrière des lectures aussi contradictoires de mon travail, il y a des problèmes de positionnement idéologico-politique, les critiques s’efforçant alors soit de me tirer dans leur camp pour instrumentaliser ma recherche, soit de me rejeter dans le camp de leurs ennemis ce qui implique alors de disqualifier mon livre. Je dois donc d’abord dire avec netteté que ma recherche n’est pas entrée dans ce type de considérations, que je ne me suis jamais demandé s’il fallait choisir un camp, ou un autre, et qu’avec mon équipe, nous nous sommes donnés pour règle de produire des hypothèses et de les tester avec le plus de rigueur possible, même si la sociologie relève des sciences « molles », et même si, très vraisemblablement, nous avons pu commettre des erreurs ou des approximations, comme celle que m’a signalée le président de l’Inalco à propos d’un manuel dont j’impute à tort la paternité à son institution – l’erreur sera rectifiée dans le prochain tirage de notre ouvrage.

Mais un point mérite ici d’être abordé à nouveau. Il est aujourd’hui plus difficile à gauche qu’à droite de prendre toujours bien la mesure du nouvel antisémitisme. Cela tient certainement à ce que j’appellerai une mauvaise conscience post-coloniale. Lorsque l’on est sensible aux dégâts humains qu’ont causés l’esclavage, la colonisation, les violences liées à la décolonisation, l’immigration de travail, et, plus récemment, l’exclusion sociale et le racisme imposés aux héritiers de cette histoire, il est tentant de ne considérer ces derniers que comme des victimes. Et s’il arrive que ces mêmes héritiers se comportent en coupables, il devient psychologiquement ou politiquement délicat d’appréhender au bon niveau leurs propos et leurs conduites. On tend à les minimiser, ou à les nier, on peine à les percevoir dans toute leur portée, on y est indifférent. Il y a là un problème que ma recherche souligne à de nombreuses reprises, et qui appelle une prise de conscience chez ceux qui sont concernés, à commencer par bien des enseignants et autres personnels de l’éducation nationale.

En publiant La tentation antisémite, je savais bien que je m’exposais à un flot de critiques, et même d’invectives. Mais je me disais aussi que la connaissance élève la capacité d’action, et que les résultats de cette longue enquête, aussi imparfaits qu’ils soient, devraient alimenter le débat en aidant à mieux situer l’antisémitisme aujourd’hui, dans sa diversité, et dans ses dimensions à la fois internes à la société française, et « globales », mondiales. Je me disais également qu’elle peut aider à situer le phénomène à son juste niveau, en évitant par conséquent l’excès (nous serions confrontés à un tsunami antisémite) et le défaut (il n’y aurait en aucune façon matière à s’inquiéter). Ce livre sera sans impact sur ceux dont les idées sont arrêtées, une fois pour toutes, et il est déjà perçu comme une menace par les idéologues qui leur procurent un prêt-à-penser jouant sur la peur, le sentiment de décadence, la hantise de l’altérité. Pour les autres, dont je pense qu’ils sont la majorité, j’ose espérer qu’il peut nourrir le débat et contribuer utilement à la réflexion.

MW

PS : Au moment de mettre en ligne ce texte, je découvre que la pétition de soutien à Edgar Morin, à laquelle je m’étais associé, est signée également par Maria Poumier à qui je consacre plusieurs pages dans mon ouvrage et aussi par Alain de Benoist. J’ai décidé, de fait, de retirer ma signature de cette liste.