Bien des gens ne comprennent pas pourquoi nous, Juifs, sommes si sensibles à ces menaces de boycott. Pourquoi certains Juifs, qui par ailleurs ne ménagent pas leurs critiques envers le gouvernement israélien, réagissent de manière épidermique dès qu’il est question de boycotter l’État d’Israël. Pourquoi nous sommes blessés, mortellement blessés, quand on veut mettre à l’index un film (À cinq heures de Paris, bluette dont le tort est d’avoir Israël pour cadre), un écrivain (de gauche ou de droite, peu importe), des fruits et légumes, un universitaire (quels que soient son domaine de travail et ses opinions politiques), une équipe de football (Hapoël Tel-Aviv, le club aux origines prolétariennes qui porte encore la faucille et le marteau sur son maillot et dont les supporters s’appellent toujours «Les Rouges»), un médicament (produit par Teva, le leader mondial des génériques), une marque de chaussures et que sais-je encore, tout cela au seul motif qu’une naissance israélienne les rendrait impurs à jamais.
Nous pourrions sourire, face à cette agitation où le puéril le dispute au grotesque. Nous pourrions faire observer que les ordinateurs sur lesquels les boycotteurs écrivent leurs philippiques sont contaminés par la présence de composants inventés en Israël. Nous pourrions nous moquer de ces pasionarias de l’antisionisme, lointaines héritières des tricoteuses de 93, hantant les rayons des supermarchés à la recherche de la marchandise portant le fatidique code d’origine.
Nous pourrions jeter un regard dédaigneux sur les enragés qui dénonçaient la récente invitation à Paris de jeunes footballeurs israéliens juifs et arabes. Nous pourrions plaisanter de l’acharnement avec lequel les adeptes du boycott dressent des actes d’accusation contre les grandes sociétés complices du sionisme (ainsi Coca Cola, déclaré «fidèle partisan d’Israël depuis 1966»… car c’est cette année-là que la multinationale a cessé de boycotter l’État juif).
Mais nous n’avons pas le cœur à rire. Parce que ces pantalonnades cachent des tragédies. Ce qui se joue ici ne relève pas du commerce entre les hommes, au propre ou au figuré. Avec le boycott d’Israël, il n’est pas question de politique ni de diplomatie: c’est affaire de vie ou de mort.
Le meurtre symbolique auquel procèdent les militants anti-israéliens sur l’objet Israël, au travers des représentations qu’ils s’en font, est si violent qu’on ne saurait honnêtement croire que le peuple d’Israël serait épargné. Et par «peuple d’Israël» j’entends aussi bien les citoyens de l’État d’Israël que ce peuple à la nuque raide dont nous faisons partie.
Le spectacle des actions militantes donne froid dans le dos.
Le journal en ligne Rue89 du 2 mai 2009 décrivait ainsi ce qu’il appelait «un boycott musclé des produits israéliens», un samedi dans le magasin Carrefour de la rue de Maubeuge (Paris IXe): «Une dizaine de militants de l’association Europalestine circule, encore incognitos, panier à la main dans les rayons du magasin, portant une attention particulière aux produits étiquetés Made in Israel.» Une fois «ces repérages terminés», les militants antisionistes «convergent vers les étals de fruits et légumes», dévoilent des tee-shirts appelant au boycott, et entreprennent d’apostropher les clients, soupçonnés de financer par leurs achats la néfaste entité sioniste.
Peu importe que les produits agricoles, cibles privilégiées de ces actions militantes, ne représentent que deux pour cent des exportations israéliennes. Peu importe que l’impact économique de telles actions soit négligeable pour l’État juif. C’est ailleurs que les choses se passent: pas dans les conteneurs Agrexco-Carmel, pas dans la balance des paiements d’Israël, mais ici même, dans les magasins de nos villes et les grandes surfaces de nos banlieues. C’est là qu’un militantisme dévoyé se mue en traque du mauvais objet israélien.
Il y a quelque chose de malsain dans cet acharnement à rechercher l’élément «sioniste» pour le détruire rituellement, comme d’autres transpercent d’épingles des poupées. Dans la rumeur du boycott, voici ce que nous entendons: «Israël on ne veut pas de toi ici, Israël on te trouvera où que tu te caches, Israël on t’anéantira.»
Comment les analogies historiques ne nous viendraient-elles pas à l’esprit? «N’achetez pas de produits israéliens» ressemble trop à «N’achetez pas de produits juifs». Images de l’Allemagne des années trente, bien sûr, avec les vitrines juives désignées à la vindicte des passants. Et bien d’autres images encore. Les nazis n’interdisaient pas seulement d’acheter dans des magasins juifs, ou d’acheter des produits juifs: le boycott visait les médecins juifs, les enseignants juifs, les musiciens juifs et les écrivains juifs, de même que le boycott anti-israélien d’aujourd’hui vise Israël dans ses multiples expressions, à commencer par la culture.
Les appels à refuser toute relation avec les Juifs sont partie intégrante de l’histoire diasporique. Car c’est l’existence même du lien qui fait problème. Le Juif étant impur et dangereux, les contacts avec lui doivent être limités au strict nécessaire. D’où l’interdiction faite aux Juifs de posséder des biens terriens, d’employer des non-Juifs, d’appartenir à des corporations, etc.
Au début du XVIIe siècle, les Facultés de théologie de Wittemberg, de Strasbourg et de Rostock interdisent aux malades chrétiens de recourir aux soins de médecins juifs. En 1934, à la Faculté de médecine de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, la présence d’un étudiant juif nommé Samuel Rabinovitch provoque une grève des internes; Samuel Rabinovitch se sacrifie et démissionne, pour éviter que le mouvement antijuif ne se généralise. Le 1er février 1935, l’Action française organise une manifestation contre les médecins étrangers autorisés à exercer en France (la notoriété de cet événement a été ravivée par la découverte, sur une photo, du jeune François Mitterrand parmi les manifestants).
En Pologne, sous l’influence du mouvement d’extrême droite dit «national-démocrate», le boycott des Juifs atteint dans l’entre-deux-guerres une dimension sociétale. Dans les villes, des ouvriers se mettent en grève pour exiger le licenciement d’ouvriers juifs, et souvent ils obtiennent satisfaction. Dans les campagnes, le boycott des commerces juifs est imposé par la force.
Le recueil de photos de Roman Vishniac réédité en 1996 au Seuil sous le titre Un monde disparu contient un cliché pris en 1937 à Lask, une bourgade de la province de Lodz, au centre de la Pologne. Nous sommes jeudi, jour de marché sur la grand-place.
Les Juifs forment à cette époque la majorité de la population de Lask: ils sont près de 4 000, sur un total de 6 000 habitants. Il convient d’éviter qu’ils ne se mêlent aux autres, pour qu’un non-Juif ne soit pas tenté d’acheter chez eux. Les Juifs, explique Vishniac dans son commentaire, doivent donc dresser leurs étals dans la partie gauche du marché. Tous les personnages de la photo sont des Juifs: la marchande devant son pauvre étal en bois, l’homme barbu venu faire les courses avec ses enfants. Tous sont juifs, sauf un, nous dit Roman Vishniac: «L’homme à la casquette, à l’arrière-plan, à l’extrême droite». Cet homme est un militant du parti national-démocrate. «Il est là pour intimider les non-Juifs et s’assurer qu’ils n’achètent rien aux marchands juifs.»
L’homme à la casquette, les mains dans les poches, semble sûr de lui. On devine sur ses lèvres un sourire. Il est dans son village, et il veille à la bonne marche du boycott. Nul n’achète chez les Juifs. Nous sommes en 1937. Bientôt, il n’y aura plus un seul Juif à Lask.
Je referme l’album de photos et je reviens aux boycotteurs d’aujourd’hui, dont les portraits ornent les sites internet des organisations antisionistes. Sont-ils tous des pogromistes en puissance? Sans doute pas. Ils sont mus d’abord par l’ignorance des réalités concrètes, par la foi aveugle en un discours qui leur a été inculqué, par la certitude qu’une seule cause est juste et qu’ipso facto la cause opposée est criminelle.
Mais que sais-je du Polonais à la casquette, et que sais-je du militant musulman qui imposait le boycott antijuif à Constantine en 1934? Peut-être étaient-ils des gens simples, prisonniers eux aussi de discours préétablis. Les actions des hommes ont des logiques qui leur échappent.
La logique du boycott signifie la négation de l’autre. Si on ne veut pas de l’autre, c’est parce qu’il est illégitime, parce que sa présence est contraire à l’ordre naturel. Le boycotteur recherche partout la présence de l’intrus, pour s’assurer ensuite qu’il a été exclu.
Parmi les boycotteurs on trouve des gens saisis d’émotion face au sort des Palestiniens, et convaincus que le boycott est nécessaire afin d’assurer la paix et la justice au Proche-Orient. Je ne discuterai pas ici de la qualité des informations dont ils disposent ni de la pertinence des analyses qui les accompagnent; j’en ai à la démarche qu’ils adoptent, à cette recherche d’un ennemi qu’il faut débusquer sous tous ses déguisements, à cette traque qui de méthode devient une seconde nature.
Le boycott obsessionnel n’est plus un procédé au service d’une cause, il est une fin en soi. Si la haine n’était pas présente dès l’origine, elle s’installe et s’amplifie à mesure que la chasse se développe. Haine de qui? Il faut beaucoup d’angélisme, ou un singulier sens de la dénégation, pour ne pas reconnaître que l’ennemi multiforme est tout à la fois israélien, sioniste et juif. Là encore, si l’amalgame n’existait pas au départ il se crée immanquablement dans le cours de l’action. Boycottez, boycottez, il en restera toujours quelque chose.
Photo : D.R.