Tribune
|
Publié le 14 Mai 2004

Le respect des morts

Dans un admirable article publié il y a quelques jours dans le journal le Monde (9 mai 2004), Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, ancien ministre écrivait :




« L'insulte faite aux morts est en effet la transgression suprême, un des derniers tabous d'une époque où il est assez bien vu, par ailleurs, de les remettre en cause les uns après les autres.


Les préhistoriens nous disent combien est importante l'apparition des premières sépultures humaines, il y a quelque quatre-vingt mille ans : elles signifient que les sentiments filiaux se renforcent, que les rapports sociaux deviennent plus complexes, que l'être humain, en même temps qu'il prend conscience de l'inéluctabilité de sa propre mort, éprouve plus qu'avant le besoin d'aimer et de se souvenir qu'il a aimé.


Pour les profanateurs de notre époque, c'est bien cette humanité, au sens le plus fort du terme, qu'il s'agit de nier en l'injuriant.


On connaît la fragilité du lien social, les doutes, les peurs et les égoïsmes qui minent la cohésion nationale. On sait le sentiment d'inutilité, de "mort sociale", qui touche les plus vulnérables de nos concitoyens, ceux qui sont dans une situation de précarité. Ces sentiments produisent tensions, conflits et révoltes. Mais rien n'est plus fort à mon sens, et plus inquiétant, quand le refus du "vivre ensemble" ne concerne plus seulement les vivants, mais les morts aussi ».


Il parlait des profanations de cimetières en France, et il ne s’agissait «que » de quelques graffitis. Depuis nous avons tous vu la profanation d’un cimetière militaire anglais à Gaza, mais surtout ces scènes proches du cannibalisme où des membres du Hamas ou du Jihad islamique lynchaient les restes de soldats israéliens et les brandissaient avec délectation face aux journalistes appelés pour être témoins de ce méfait.


On sait l’importance que les Juifs portent à l’enterrement de corps entiers et tout le monde a vu les hommes de Zaka rechercher après chaque attentat le moindre lambeau de chair pour l’enterrer avec le reste du corps. On a vu le gouvernement israélien échanger des milliers d’activistes palestiniens prêts à reprendre le combat contre deux ou trois corps de jeunes soldats. Le palestiniens ne l’ignoraient pas en commettant leur forfait, pas plus que les nazis ne l’ignoraient quand ils brûlaient les corps de leurs victimes : il fallait éradiquer jusqu’au souvenir de leur existence en tant qu’êtres humains.


Pourtant, on n’a guère entendu de condamnations, ni au niveau des instances nationales, ni au niveau des bien-pensants et des pacifistes patentés. Bien plus, les Nations Unies ont condamné les violences …. Des Israéliens sans avoir à notre connaissance un mot pour l’horreur de ces images.


Aujourd’hui, le débat public sur les tortures infligées aux prisonniers irakiens par la coalition semble étouffer toute velléité de condamner les horreurs commises par les « victimes » (la profanation des corps des soldats israéliens ou la mort de ce civil américain dont l’exécution froide ressemble étrangement à celle de Daniel Pearl). De la même manière les images de la mort du petit Mohamed avaient recouvert d’un voile pudique le lynchage de deux jeunes soldats israéliens. Comme elles ont contribué à absoudre l’abominable lynchage à mort de deux adolescents israéliens de 14 ans qui n’avaient eu que le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Dans l’indifférence la plus générale on avait appris que le journaliste italien qui avait réussi à faire passer les images du lynchage des soldats était menacé de mort et que son journal avait présenté « ses excuses ». Comme c’est dans l’indifférence générale qu’avaient été censurées les images de liesse qui avaient accueilli l’attentat du 11 septembre dans les rues de Gaza.


Toutes les organisations de droits de l’Homme ont condamné les violations de sépultures en France. Toutes condamnent avec raison les tortures en Irak. Le corps humain serait-il donc plus respectable en France qu’à Gaza ? Ceux des prisonniers irakiens plus dignes de respect que ceux des soldats israéliens ? Où sont donc aujourd’hui tous nos indignés ? Où sont tous ceux qui nous somment régulièrement de critiquer Israël sous prétexte que notre soutien renforcerait l’antisémitisme ? Une condamnation unanime et sans concession de la communauté internationale éviterait peut-être l'abominable chantage qui se prépare pour l'échange de ces dépouilles, comme elle aurait probablement évité celui qui dure depuis des années pour la restitution du corps de Ron Arad.

Anne Lifshitz-Krams