Tribune
|
Publié le 7 Décembre 2010

Le révolté de Sobibor

Sur son Iphone, de l’index, il fait défiler les images du procès de John Demjanjuk qui se déroule actuellement à Munich. Thomas Blatt est partie civile dans ce qui sera peut-être la dernière comparution d’un criminel nazi devant la justice. L’ancien gardien ukrainien du camp d’extermination de Sobibor, qui était situé à l’est de la Pologne, est jugé pour son rôle dans le meurtre de 27 900 Juifs en 1943. « Je mentirais si je disais que je me souviens de son visage », reconnaît l’ancien déporté qui a vu périr, dans les chambres à gaz, dès leur arrivée, son père, sa mère et son jeune frère de dix ans, « mais une image m’est restée, celle de chaussures éclaboussées de sang que lui et son groupe arboraient après avoir poussé à la baïonnette des Juifs polonais vers les ‘’douches’’. Seuls les Polonais savaient qu’ils allaient à la mort. Les Juifs des autres nationalités pensaient qu’ils allaient se faire désinfecter pour des raisons sanitaires. À Sobibor, il y avait des plates-bandes fleuries et les SS tenaient des discours de bienvenue ! »




« J’étais sur le point de dire au jeune type qui avait fait feu avec sa vieille pétoire rouillée : ‘’Achève-moi’’»



Thomas Blatt est doublement rescapé. Il a survécu à l’horreur des Lager, où il est entré à l’âge de quinze ans, le 28 avril 1943, seul de sa famille à être épargné pour servir de « travailleur », un statut très provisoire à la merci des violences de ses bourreaux. Et il a réussi son évasion, au terme d’une révolte minutieusement préparée, qui a commencé le 14 octobre 1943 par l’exécution, dans l’atelier du tailleur, du commandant du camp par intérim. D’autres SS ont été abattus mais le combat a été inégal, des hachettes et des couteaux contre les mitrailleuses allemandes. Des 320 prisonniers qui finalement ont pu s’enfuir, sans être tués par les mines disséminées autour de Sobibor ou anéantis dans l’action, moins de la moitié s’en est sorti. Près de cent ont été assassinés dans leurs cachettes, par la population polonaise qui craignait les représailles. Thomas Blatt y a échappé par miracle. Originaire d’Izbica, un village juif proche du camp, il avait trouvé asile avec deux de ses camarades chez un fermier dont la fille avait été en classe avec lui. Une « hospitalité » de plusieurs mois, dans un trou couvert de paille, contre espèces sonnantes et trébuchantes : des marks, des bijoux, de l’or raflés au moment de la fuite. Jusqu’au jour, où ce drôle de Samaritain accompagné de comparses est venu pour les supprimer. L’un de ses deux compagnons a été tiré à bout portant, lui a fait le mort, la balle - toujours visible aujourd’hui - s’est fichée dans l’os de sa mâchoire : « J’étais sur le point de dire au jeune type qui avait fait feu avec sa vieille pétoire rouillée : ‘’Achève-moi’’», se remémore Thomas Blatt, deux fois sauvé. Il n’a pas la foi pour autant : « J’ai dit adieu à Dieu à Sobibor. Qu’a-t-il fait de mes parents ? », interroge-t-il. Mais il croit en la force du témoignage. C’est pourquoi il est au procès de John Demjanjuk : « Qu’il aille ou non en prison m’importe peu. Ce qu’il faut, c’est que le monde se souvienne de lui, car le racisme, cette machine de mort, est toujours en mouvement ». C’est pourquoi il écrit des livres. Il sera ce soir au Mémorial de la Shoah avec Marek Halter pour présenter un ouvrage collectif, consacré aux « révoltés de la Shoah », qui évoque aussi bien l’Affiche rouge que l’insurrection du ghetto de Varsovie, sa participation au sursaut de Sobibor et sa rencontre impressionnante, en face à face, avec Karl Frenzel, l’Oberscharfüher qui l’avait sélectionné en 1943. A 82 ans, il émet le vœu que le seul vestige du camp, la villa du commandant, aujourd’hui propriété d’un agriculteur, soit acheté par l’État polonais et transformé en musée.



« Les révoltés de la Shoah », Omnibus, 1.280 pages, 28 €.
Sobibor
Thomas Blatt, qui vit aujourd’hui à Santa Barbara en Californie a obtenu en 1983 d’enregistrer trois heures d’interview avec Karl Frenzel, le nazi qui a envoyé sa famille aux chambres à gaz, et qui a été condamné à la prison à vie. Il a rencontré, dit-il, un soldat qui n’avait fait que son «devoir» (250000 Juifs ont péri à Sobibor). Et qui a eu cette phrase : «Pour nous aussi, c’était une époque très difficile» (sic).



Article de Michel VAGNER, publié dans l’Est Républicain du 7 décembre 2010



Photo : D.R.