Lors d’un long entretien, Shimon Peres avait évoqué devant ses hôtes sa vision du futur d’Israël. Toujours en avance sur son temps, avec des accents parfois prophétiques, il a lancé des idées innovantes comme ce projet de transformer Tsahal, l’armée populaire d’Israël en une véritable université du futur.
Dans l’ouvrage qu’il a écrit en 2003 en collaboration avec Jean-Pierre Allali, Un temps pour la guerre, un temps pour la paix (Éditions Robert Laffont), Shimon Peres avançait déjà un certain nombre d’idées dans les domaines les plus divers. Nous vous en proposons, depuis le lundi 22 mars 2010, quelques unes, sous forme de bonnes feuilles et ce jusqu’à la venue à Paris du président israélien.
Aujourd’hui, chronique n°2 : le sionisme est un voyage
Je crois, pour ma part, que le sionisme est un voyage. Ce n'est pas un système. (Lénine, en critiquant le Bund, un mouvement juif réfutant le sionisme, disait que les membres du Bund étaient des « sionistes craignant le mal de mer ».) Chaque personne qui accomplit le voyage est un sioniste. Et dès qu'il met les pieds au pays dans l'intention d'y demeurer, il devient israélien. Quant aux travaillistes, je crois qu'il faut être clair et préciser un certain nombre de choses. Je me définis comme « blumiste ». Léon Blum(1) affirmait que le socialisme n'est pas une doctrine mais une civilisation. On ne devient pas automatiquement socialiste parce qu'on décide d'opter pour une certaine ligne économique. Être socialiste, c'est, essentiellement, adopter des règles de conduite et de vie face à l'ensemble des problèmes humains. En Israël, par exemple, le parti Avoda (2) se distingue des autres formations par son attitude envers les Arabes israéliens, par sa perception des Palestiniens, par sa position en faveur de la paix, par sa vision de l'économie, par sa conception de l'éducation et de la solidarité nationale. Mais, faut-il encore le préciser ? Les mots parlent d'eux-mêmes : nous ne sommes pas un parti socialiste mais un parti travailliste. On me demande parfois pourquoi nous avons choisi un tel qualificatif. L'idée est venue de David Ben Gourion lui-même. Pour lui, l'origine du socialisme à l'israélienne, c'est la Bible. Rien à voir avec Karl Marx, ni avec Karl Kautsky(3), ni même avec Léon Blum. Aucune accointance, selon lui, avec tous les grands théoriciens européens du socialisme et du communisme. Il y a, affirmait-il, deux personnages bibliques qui personnifient le socialisme tel que nous le concevons en Israël : Amos4 avec ses idées sociales avancées et Isaïe (4) pour sa vision généreuse de la paix. Relisons Amos : « Haïssez le mal, aimez le bien et faites prévaloir le droit aux portes (5) ... » « Mais que le bon droit jaillisse comme l'eau, la justice comme un torrent qui ne tarit point (6) »
Et Isaïe : « Mais voici le jeûne que j'aime : c'est de rompre les chaînes de l'injustice, de dénouer les liens de tous les jougs, de renvoyer libres ceux qu'on opprime, de briser enfin toute servitude ; puis, encore, de partager ton pain avec l'affamé, de recueillir dans ta maison les malheureux sans asile : quand tu vois un homme nu, de le couvrir, de ne jamais te dérober à ceux qui sont comme ta propre chair(7) » « Alors le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau et bélier vivront ensemble, et un jeune enfant les conduira (8). »
Oui, il faut changer la nature des loups pour sauver les brebis de leur sort.
Avec ces deux exemples charismatiques, nous n'avions pas besoin de chercher des modèles ailleurs. Inutile de préciser que Ben Gourion avait en horreur le marxisme qui, selon lui, était un dogmatisme conduisant nécessairement à la dictature. D'autant plus que le marxisme a adopté la conception de Machiavel (9) selon laquelle la fin justifie les moyens.
Cela dit, nous pouvons tous constater que bien des choses ont changé. Le capitalisme a changé. Celui-ci n'a plus rien à voir avec celui d'il y a un siècle. Il n'a plus son aspect sauvage et tient compte, malgré tout, des préoccupations de la classe ouvrière, notamment de la garantie des retraites et des pensions. Il est conscient que le maintien d'une certaine solidarité est nécessaire à l'équilibre de la société. En Allemagne, par exemple, le capitalisme a beaucoup fait pour promouvoir l'actionnariat des employés et l'implication des salariés dans la gestion et dans la direction des entreprises. Sans oublier Roosevelt (10), qui, en son temps déjà, avait franchi un pas important dans la justice sociale en instaurant l'idée de la proportionnalité des impôts. Ce fut une grande révolution à l'époque. Même Henry Ford, également, à sa manière, a contribué à l'édification d'une forme de socialisme. En fabriquant des voitures bon marché, il a permis aux ouvriers d'améliorer leur statut en devenant propriétaires de leur véhicule, réalisant ainsi une avancée sociale incontestable. Tous ces éléments ont été des tentatives éparses non planifiées. Un socialiste, ce fut longtemps quelqu'un qui, chaque matin, au réveil, se posait des questions sur la justice, l'égalité, la liberté et la solidarité. Mais les problèmes changent et, de nos jours, avec l'aggravation mondiale de la pollution, l'écologie est devenue une préoccupation majeure des socialistes. Je pense aussi à certains États devenus, par leurs avancées sociales, des États-providence, comme la Suède, sans pour autant se déclarer socialistes, encore moins marxistes.
Nous sommes, je le redis souvent, un tout petit pays et un tout petit peuple. Six millions et demi de citoyens dont cinq millions et demi de Juifs. D'autres Juifs viendront-ils nous rejoindre ? Y a-t-il un avenir pour l'alya (11) ? Je crois qu'il y aura toujours des possibilités pour des alyot. Prenez l'ex-Union soviétique. Bien que l'immigration originaire de ce pays en direction d'Israël ait été massive, il reste encore presque deux millions de Juifs qui y vivent et pratiquent leur judaïsme d'une manière plus ou moins ouverte. Prenez l'Argentine dont l'alya est en progression constante compte tenu du marasme économique que connaît ce pays. Je pense aussi à la France, qui n'est pas antisémite, mais où l'on observe une recrudescence d'incidents antisémites(12). Et si, par ailleurs, nos rabbins, revenant à la raison, se montraient un peu plus ouverts à propos de la définition religieuse des Juifs qu'ils donnent aujourd'hui (13), en acceptant dans la communauté d'Israël les « demi-Juifs », les « quarts de Juifs », ceux dont seul le père est juif... nous pourrions bénéficier d'une alya importante.
Jean-Pierre Allali
Notes :
1. Homme politique et écrivain français (1872-1950). Chef de la SFIO, il a dirigé le gouvernement de Front populaire en 1936-1937 et en 1938. Il fut par la suite chef du gouvernement français de décembre 1946 à janvier 1947.
2. Fondé en 1949 par David Ben Gourion, le Mapaï (Mifleget Poaleï Eretz Israel, Parti des travailleurs du pays d'Israël) a été rejoint par deux petites formations sionistes socialistes en 1968 pour former le Parti travailliste israélien Avoda (Travail).
3. Karl Kautsky (1854-1938). Homme politique autrichien. Marxiste rigoureux, il a été le secrétaire de Friedrich Engels.
4. Prophète hébreu qui exerça son ministère dans le royaume de Juda de 740 à 687 av. J.-C.
5. Amos, V, 15.
6. ID., V, 25.
7. Isaïe, LVIII, 6-7.
8. ID.,XI,6
9. Niccolo Macchiavelli (1469-1527) Homme politique, écrivain et philosophe italien. Il écrivit, entre autres, Le Prince.
10. Theodore Roosevelt (1858-1919). Président des États-Unis en 1901 et 1904.
11. La démographie de l'État hébreu, avant et après la proclamation de l'indépendance, s'est constituée autour de vagues d'immigration, les alyot.
12. Bon an, mal an, l'alya de France représente un millier d'individus. Ce chiffre a plus que doublé en 2002. Selon l'Agence juive, on est passé à près de 2 500 olim hadachim (nouveaux immigrants) en 2002 contre 1 002 en 2001.
13. Selon la halakha, la loi religieuse juive, est juive toute personne dont la mère est juive ou qui a été dûment convertie. La Loi du Retour qui permet l'accès à la citoyenneté israélienne est beaucoup plus souple et se réfère à une proximité juive beaucoup plus ouverte.