Le souhait de Philip "Fiszel" Bialowitz, 83 ans, est enfin exaucé. "Je veux voir Demjanjuk devant la justice, au nom de mon père, de mes deux soeurs et de ma nièce, gazés dans le camp d'extermination de Sobibor, en Pologne", confiait-il à L'Express en octobre dernier. Aujourd'hui, le survivant de Sobibor (Pologne) doit témoigner dans le cadre du procès ouvert aux assises de Munich contre John Demjanjuk, 89 ans, accusé d'avoir servi comme gardien dans ce camp nazi entre avril et septembre 1943 et jugé, à ce titre, pour complicité dans l'assassinat de 27 900 juifs.
Philip Bialowitz l'avoue: il ne reconnaît pas Demjanjuk. Son ami Thomas "Toivi" Blatt, à ses côtés sur le banc des témoins, ne peut pas assurer, lui non plus, que le vieillard d'origine ukrainienne a officié à Sobibor. Aucun des neuf survivants du camp n'est en mesure de l'identifier avec certitude. Mais l'histoire de ces rescapés permet de mieux comprendre la mécanique infernale de Sobibor, l'une des trois usines de mort, avec Treblinka et Belzec, que l'Allemagne hitlérienne avaient édifiées à l'est de la Pologne pour massacrer les juifs d'Europe.
"Mon frère m'a sauvé la vie"
Philip Bialowitz, natif de la ville d'Izbica, dans le district de Lublin, avait 16 ans quand il a franchi le portail de Sobibor, le 28 avril 1943. "Nous avons tout de suite compris que la fuite était impossible, raconte-t-il. Nous étions encerclés par des douzaines de gardes ukrainiens armés, en uniforme noir."
Ses soeurs aînées, Tova et Brancha, et sa nièce de 7 ans, Sara, sont mortes gazées ce jour-là. Son frère Symcha et lui ont été épargnés. Sélectionnés pour trimer aux ordres d'une vingtaine de SS et sous la surveillance d'une centaine de "Noirs" - les gardiens ukrainiens. "Dès que nous sommes descendus des camions, un officier SS a demandé s'il y avait des artisans, des médecins, des dentistes ou des pharmaciens parmi nous. Mon frère a répondu qu'il était pharmacien, que j'étais son assistant. Il m'a sauvé la vie."
Philip et Symcha ont bien essayé de se réconforter: "Nous avons eu une lueur d'espoir. Nous nous sommes dit qu'il s'agissait peut-être d'un camp de travail... A première vue, il ne semblait pas faire plus d'un kilomètre carré. Il y avait une cinquantaine de petites constructions à l'intérieur d'une triple clôture de fer barbelé. Un 'kapo' nous a donné une couverture, un bol et une cuiller et nous a conduits dans une baraque équipée de lits de bois superposés." L'illusion a été de courte durée. "Quand nous sommes sortis, poursuit le vieil homme, nous avons remarqué que les bâtiments étaient enveloppés dans un brouillard épais et malodorant. Un prisonnier nous a expliqué que nous étions dans un camp de la mort. Que les Allemands avaient déjà tué des dizaines de milliers de juifs à Sobibor. Que le brouillard, autour de nous, montait du crématorium."
Six mois plus tard, le 14 octobre 1943, Philip et Symcha Bialowitz ont tenté l'impossible, avec quelques centaines de prisonniers: désarmer les gardiens et ouvrir une brèche dans les barbelés. Seuls 47 d'entre eux sont sortis vivants de l'enfer. Cette épopée invraisemblable, Philip la narre dans un livre, Révolte à Sobibor, publié en Pologne en 2008.
"Si vous survivez, témoignez de ce qui est arrivé ici! Parlez au monde de ce lieu!" avaient ordonné à leurs co-détenus les organisateurs du soulèvement, Leon Feldhendler et Sasha Pechersky. Philip Bialowitz, devenu citoyen américain après la guerre, leur a obéi. Inlassablement, il raconte son histoire dans les écoles et les universités, les églises et les synagogues, aux Etats-Unis comme en Pologne. Il en fera autant à Munich aujourd'hui. Au nom de la mémoire des siens.
Anne Vidalie (article publié sur lexpress.fr, mercredi 20 janvier 2010)
Photo (Philip Bialowitz) : D.R.