Tribune
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Publié le 18 Septembre 2006

Lettre ouverte à messieurs Pierre Veilletet et Robert Ménard, respectivement président et secrétaire général de RSF

Une nouvelle diatribe de votre part, réservée au seul Israël, au nom de Reporters sans Frontières est rendue publique dans le Monde daté du 5 septembre 2006 au lendemain de la guerre entre Israël et le Hezbollah mais aussi au lendemain de l’enlèvement dans les territoires palestiniens de deux journalistes de Fox News, contraints, pour être libérés, de se convertir à l’Islam. Pourtant les responsables de votre organisation éprouvent une fois de plus le besoin urgent de désigner publiquement à la vindicte populaire le seul petit Israël.


A nouveau j’ai consulté sur le site de votre association (RSF) la liste des journalistes tués depuis le début de l’année 2006. Pas un seul des 45 décès recensés n’est survenu ni en Israël ni dans les territoires Palestiniens, un seul figure parmi les 1200 morts des bombardements du Liban. Par contre, dix huit rien qu’en Irak, deux en Chine, deux en Angola, trois en Colombie etc…
60 journalistes blessés et 5 morts dans le cadre de leurs activités en 6 ans de conflit israélo-palestinien. Le bilan est certes dans l’absolu et par principe détestable. Mais il ne peut être isolé de la durée et de la dureté du conflit, et doit être mis en rapport avec l’incroyable et « disproportionnée » (pour reprendre cet adjectif si volontiers appliqué aux réactions d’Israël contre les agressions dont il est l’objet) couverture médiatique de ces événements. Il est aussi sans commune mesure avec les 103 journalistes et collaborateurs des médias tués en Irak depuis le déclenchement de la guerre en mars 2003, auxquels il faut ajouter 2 disparus et combien de blessés, dont vous dites vous-même « La guerre en Irak est sans doute le conflit le plus meurtrier pour les journalistes depuis la Seconde Guerre mondiale. » alors même que ce conflit a une couverture médiatique bien moindre. Pourtant vous n’éprouvez pas le besoin d’écrire un article enflammé pour condamner les milices responsables de ce massacre.
Pire, vous accusez Israël de l’ensemble de ces morts et blessés. Vous affirmez ainsi que depuis 2000 « Dans l'écrasante majorité des cas, ces blessures ont été occasionnées par des tirs israéliens » ce qui est en contradiction flagrante avec vos propres rapports, tout comme l’est l’affirmation selon laquelle « Pas moins de cinq journalistes ont été tués. Eux aussi par des soldats de Tsahal ».
On peut par exemple lire sur votre rapport 2005 concernant l’Autorité Palestinienne : « Dans la nuit du 1er au 2 mars [2004], la violence à l’encontre des journalistes a culminé avec l’assassinat dans sa voiture à Gaza de Khalil Al-Zebin, 59 ans, directeur de la publication bimensuelle An-Nashra et proche conseiller du président Arafat. Les autorités ont condamné cet assassinat et déclaré avoir ouvert une enquête, mais aucune conclusion n’a été rendue publique, laissant ce crime impuni. ».
Dans votre rapport 2003, on peut lire : « Le 5 mars 2002, Benny Lis, journaliste de la chaîne de télévision israélienne Channel One, est touché à la main gauche par le tir d’un sniper palestinien à Bethléem, alors qu’il se trouve avec des soldats israéliens. Le journaliste ne portait pas de gilet pare-balles. La blessure est légère.
Le 9 avril, à Naplouse, Gilles Jacquier, cameraman de la chaîne de télévision publique France 2, est blessé par balle à l’omoplate, au moment où il descend de sa voiture, à l’entrée du camp de réfugiés d’Al Ein. Il portait un gilet pare-balles où était inscrit "Presse". Evacué par une ambulance du Croissant Rouge puis une ambulance israélienne, il a été rapatrié en France. Ses jours ne sont pas en danger. L’origine du tir semble être palestinienne.
(…)Le 31 octobre, dans la bande de Gaza, des militants du mouvement islamiste Hamas jettent des pierres sur des journalistes venus couvrir l’explosion d’un atelier de fabrication de bombes, qui a tué trois activistes du mouvement. Trois journalistes, Naguib Guban, cameraman de l’agence Associated Press (AP), Shamis Ouda, de l’agence Reuters, et Adel Hanna, photographe d’AP, sont brièvement hospitalisés après avoir été atteints par des pierres. Selon un photographe de l’AFP à Gaza, aucun journaliste, palestinien ou étranger, n’a de ce fait pu assister aux funérailles des trois activistes le lendemain. »
Le rapport 2002 : « Le 29 juillet 2001, Sakher Abou el Oun, correspondant de l’AFP à Gaza, est roué de coups par cinq Palestiniens non identifiés alors qu’il se rend au bureau de l’agence. Grièvement blessé à la tête, il est hospitalisé dans un hôpital de la ville. » Selon vous, cette agression faisait suite à une dépêche AFP qui ne leur plaisait pas.
Et pour finir, voilà ce que dit votre rapport 2006 : Menaces, agressions et enlèvements : les violences envers les journalistes se sont multipliées en 2005 dans les territoires palestiniens. Le climat d’insécurité et d’impunité qui règne, surtout dans la bande de Gaza, a permis l’enlèvement d’étrangers, notamment de journalistes, par des gangs locaux qui souhaitaient souvent, en fin de compte, affaiblir le pouvoir.
Mohammed Ouathi, preneur de son de la chaîne de télévision France 3, a été enlevé, à Gaza le 14 août, puis relâché neuf jours plus tard. Lorenzo Cremonesi, journaliste italien du quotidien Corriere della Sera, a été kidnappé le 10 septembre 2005, pendant quelques heures.
Dion Nissenbaum et Adam Pletts, respectivement journaliste et photographe pour l’agence de presse américaine Knight Ridder, ont été enlevés le 12 octobre à Khan Younes dans le sud de la bande de Gaza par un groupe d’hommes armés et relâchés quelques heures plus tard.
Ces enlèvements n’ont pas donné lieu à des enquêtes sérieuses. Le gouvernement n’a pas non plus pris de mesures afin d’empêcher que ces actes se renouvellent et de mettre fin à un climat d’impunité.
Tous vos rapports successifs signalent les multiples pressions plus ou moins violentes sur la presse de la part de l’Autorité palestinienne ou des différentes factions. On peut même lire dans le rapport 2001 : « Par ailleurs, certains journalistes étrangers, à l’instar de leurs confrères palestiniens, s’autocensurent de peur de subir les menaces, les intimidations ou les violences des services de sécurité. » Pourtant vous n’avez jamais éprouvé le besoin de lancer dans la presse des articles enflammés contre les agissements de l’Autorité Palestinienne. Autocensure ?
Selon le dernier classement d’octobre 2005 de la liberté de la presse de RSF, Israël est au 47e rang d’un classement où la France est à une peu reluisante 30e place, l’Italie, 42e et les USA, 44e ; un classement ainsi commenté : « L’Asie orientale [Birmanie (163e), Chine (159e), Viêt-nam (158e), Laos (155e)], l’Asie centrale [Turkménistan (165e), Ouzbékistan (155e), Afghanistan (125e), Kazakhstan (119e)] et le Moyen-Orient [Iran (164e), Irak (157e), Arabie saoudite (154e), Syrie (145e)] sont les régions les plus difficiles au monde pour l’exercice de la liberté de la presse. Dans ces pays, la répression des autorités ou la violence exercée par des groupes armés à l’encontre de la presse empêchent les médias de s’exprimer librement (…)Au Proche-Orient, peu de pays sont bien classés. Israël (47e), le pays le mieux classé de la région, perd également quelques places en raison d'exactions commises par l'armée à l'encontre des journalistes dans les territoires occupés. Ces violences, qui ont nettement diminué en 2005, ne font plus l'objet d'une note séparée, comme c'était le cas lors des années précédentes. L'expulsion d'une journaliste française, en juillet dernier, a également contribué à ce recul.
En revanche, l'insécurité règne toujours à Gaza et les journalistes en font les frais. En 2005, quatre d'entre eux ont été enlevés et l'Autorité palestinienne (132e) semble impuissante face à cette détérioration de la situation. »
Ceci d’autant qu’à lire vos rapports, votre organisation n’a pas le moindre regard critique sur l’action de ceux qui se présentent comme journalistes – vous stigmatisez ainsi dans votre rapport 2005 sur la France la loi sur l’incitation à la haine raciste et l’interdiction de la télévision du Hezbollah (antisémite et prônant les attentats) ou, dans le rapport 2006 sur Israël, la méfiance des autorités israéliennes vis-à-vis des journalistes palestiniens (sachant que des terroristes ont utilisé des cartes de presse) ou « l’expulsion d’une journaliste française » qui l’a été pour la violence de son action militante (et pas pour ses articles), à égalité avec l’emprisonnement ou le meurtre d’opposants politiques à Cuba ou en Chine.
Pas un seul des 132 journalistes emprisonnés ne l’est dans une prison israélienne, alors que la Chine (32), Cuba (23), l’Ethiopie (22) ou l’Erythrée (13) tiennent la tête d’un palmarès où figurent aussi quelques pays arabes ou musulmans comme l’Egypte, l’Iran, la Libye, la Syrie…). Pas un seul des 58 cyberdissidents arrêtés n’est israélien (50 sont chinois, les autres sont iraniens, syriens, tunisiens et vietnamiens). Pourtant vous n’éprouvez pas le besoin d’écrire des articles enflammés sur ces pays.
Pas un dirigeant israélien parmi les 33 prédateurs de la presse identifiés sur leur site, où figurent en bonne place des dictateurs comme Khadafi, Assad, Ahmadinejad et Khamenei, Ben-Ali, Abdallah ibn Al-Saoud ou les groupes armés d’Irak, d’Afghanistan du Bengladesh ou d’Afghanistan. Aucun israélien ne figure non plus sur la liste noire des ennemis de la liberté de la presse.
Pourtant vous ne vous en prenez curieusement dans la presse qu’au seul Israël et laissez croire que l’insécurité et les limitations de travail des journalistes dans cette région ne seraient dus qu’à la vindicte de Tsahal. Dans le même temps l’Autorité Palestinienne n’est pourtant classée par vous que 132e. Et n’oublions pas qu’au Liban (classé 108e) où on a ces derniers temps allègrement assassiné ou rendu invalides à vie quelques journalistes, aucun journaliste israélien n’est autorisé à entrer ni à travailler – il faut bien le rappeler puisque cela ne semble pas vous avoir frappé ni indigné et que je ne me souviens pas de l’avoir lu dans l’un de vos rapports annuels. Ainsi un journaliste ayant la double nationalité franco-israélienne a été évincé lors de la conférence de la Francophonie à Beyrouth et des journalistes israéliens l’empêchés de travailler lors de la conférence de presse d’un responsable du Hezbollah à Paris (incident dans lequel était impliquée la journaliste que vous reprochez à Israël, dans votre rapport 2006, d’avoir expulsée) sans que vous jugiez utile de protester.
Dans votre classement où tout est égal à tout (l’interdiction d’une télévision raciste et l’assassinat d’opposants politiques) ce nouvel acharnement contre un pays (et un seul) que votre propre organisation classe en 47e position sur 167 malgré l’inclusion de son action en territoire palestinien pourrait simplement prêter à rire et ne même pas valoir une réponse - tant il reflète ce conformisme bien humain conduisant tout un chacun à hurler avec les loups tout autant que ce politiquement correct qui oriente la meute des contempteurs d’Israël - si ce n’était l’impact d’une telle tribune sur une opinion déjà chauffée à blanc et dont certains sont prompts à passer de l’indignation à l’action. Peut-être finalement cet acharnement n’est-il que le reflet de la liberté d’opinion que vous reconnaissez à Israël dans tous vos rapports : c’est le seul pays de la région que l’on peut ainsi critiquer violemment - et autrement que dans des rapports que personne ne lit (sauf les passages politiquement corrects repris dans la presse) - sans craindre des représailles pour les journalistes sur place.
Anne Lifshitz-Krams
Chargée de Recherches CNRS