Tribune
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Publié le 21 Avril 2010

«Maudit soit le diable qui sépare les inséparables», par Stéphanie Dassa

Sept enfants. Abraham a eu sept enfants avec sa Roselé, épousée en Hongrie après avoir fuit la Pologne, « le pays le plus triste du monde » dit-il. Cinq d’entre eux furent envoyés par leurs parents en France, pour un avenir meilleur et pour la liberté. Liberté chérie… Deux d’entre eux ont survécu à la Shoah. L’un d’eux a mis au monde Michel Jonasz, musicien, chanteur, comédien, parolier, artiste français. Et il revient vers eux, ceux dont il est issu, fratrie abandonnée de la fraternité des hommes. En yiddish et en musique.




Vieilli, petit, rond, dessinant d’amples gestes gracieux, Michel Jonasz est Abraham, son grand-père, celui chez qui on trouve de tout dans « l’épicerie. »



Le spectacle débute dans la pénombre, des chiens aboient méchamment, des bruits métalliques lourds claquent. Abraham apparaît et il dit : « Ils disent qu’il faut se déshabiller et aller à la douche. Mais moi je sais, quelqu’un me l’a dit, que ce n’est pas pour la douche » « Ils » ce sont eux : les nazis. Leur nom n’a rien à faire dans ces tendres souvenirs chantés. Ce passé convoqué sobrement par Michel Jonasz laisse une place d’honneur au rire et nous transfert par la magie de l’humour yiddish, du personnel vers l’universel.



Le cœur du sujet, l’assassinat des Juifs, est approché avec pudeur mais jamais prononcé, toujours suggéré. Car ce n’est pas la mort de sa famille que nous chante l’artiste, mais sa vie. « Le bonheur c’est d’avoir une famille et un meilleur ami. » Voici Jankel, l’ami de tous les jours, le modeste tailleur aux interrogations talmudiques et à l’humeur parfois noire, retrouvé chaque soir sur un des ces bancs de bois qui, jadis, à l’Est, portèrent le poids des vies de labeur parties en fumée. On rit beaucoup du tragi-comique, on rit parfois du désespoir, mais lorsqu’il murmure « Est-ce qu’ils t’on fait du mal ma Roselé ? », nous qui connaissons et la réponse à la question et la fin de l’histoire, sentons dans la poitrine se resserrer l’étau de la tristesse indicible.



Abraham ignore pourquoi Celui à qui il voulait plaire et pour qui il chantait à la synagogue, Celui dont il respectait de sa hauteur d’homme les préceptes et les commandements, l’a abandonné. Le doigt pointé vers les nuées, la seule accusation d’Abraham va au Créateur de la terre et du ciel.



L’Eternel qui a donné corps à la terre et séparé les eaux pour son peuple à l’origine des temps n’est pas l’architecte des chambres à gaz. La main de l’homme a suffit, son libre arbitre s’est incliné, sa volonté a suivi.



1 million et demi d’enfants. 90% des enfants juifs de moins de quatorze ans vivant en Europe ont péri du fait de la Shoah sans que les nations s’en émeuvent.



Itzhak Katznelson a chanté comme Jonasz, « les derniers juifs d’Europe sur cette terre ». Cette année, à l’occasion de la commémoration du 67ème anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, la commission du souvenir du CRIF a sollicité Batia Baum pour la lecture en yiddish de ce poignant chant d’adieu, « le chant du peuple juif assassiné. »



Si on peut parler d’un impact psychologique, il est illusoire de penser que la révolte du ghetto de Varsovie ait adouci les conséquences de la Shoah sur l’être juif. Les combattants du ghetto ont choisi leur mort, les armes à la main mais quelles armes ! Une mitrailleuse, quelques bouteilles incendiaires, si peu de grenades… un arsenal amateur fourni par l’aide décevante de la résistance polonaise. Aucune aube n’annonçait la promesse d’aucun jour nouveau. Les « héros » du ghetto étaient exsangues, affamés, réduits une extrême misère physiologique et psychologique, seuls. (1)



Célébrer l’héroïsme juif ne rendra pas au peuple assassiné sa dignité perdue, mais lui restitue une parcelle de son honneur, celui de s’être battu malgré l’indifférence mondiale.



Plus de 300 personnes se sont rendues au Mémorial de la Shoah le 18 avril dernier pour entendre l’hommage de la communauté juive organisée, de l’Etat d’Israël et du gouvernement polonais aux combattants juifs. Parmi elles, un nombre significatifs d’élus de la nation, de personnalités diplomatiques, les représentants du culte catholique et le Grand rabbin de France. Il faut lire cette présence simultanée de ceux pour qui le meurtre des juifs ne peut pas devenir une accoutumance. En 1939, la Pologne regroupait 1 Juif sur 5 dans le monde. En 2010, on estime la présence de 3000 Juifs dans ce même pays. Et n’en déplaise à ses contempteurs, l’Etat d’Israël est le centre de la vie juive. Seule sa refondation, pensée bien avant la Shoah (2), a fait du peuple juif « assassinable » une nation au bras armé, capable de soutenir le regard méprisant des siècles passés à vivre au sein des nations, un modus vivendi de porcelaine.



(1) Sur le ghetto de Varsovie, lire Chronique d’une agonie, journal du ghetto de Varsovie de Chaïm Kaplan éditions Calman Lévy



(2) Sur ce sujet lire Un nom impérissable, Georges Bensoussan, éditions Seuil, Paris 2008



Photo : D.R.