Tribune
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Publié le 17 Novembre 2005

Mon voyage d’étude à Auschwitz Par Marc Knobel

Mercredi 9 novembre 2005, jour d'anniversaire de la Nuit de Cristal, 140 lycéens et enseignants de la région Nord-Pas de Calais sont allés à Auschwitz avec la section française du CJM, le CRIF et le CDJC.




Je n’étais pas retourné en Pologne depuis une bonne vingtaine d’années. A l’époque, nous avions visité au pas de course le camp, sans l’aide d’un guide, sans le moindre témoignage, sans que nous ayons à notre disposition le moindre texte. Il faisait beau et extrêmement chaud.

Lorsque ce 9 novembre 2005, je suis retourné à Auschwitz dans le cadre d’un énième voyage du Comité d’information des lycéens sur la Shoah (1) - préparé par Myriam Glikerman, que je salue affectueusement et à qui je veux particulièrement rendre hommage - les conditions étaient diamétralement différentes. Je suivais un groupe de cent quatre vingt-huit personnes, un groupe très encadré. Lorsque la liste des participants me fut présentée par Myriam, je pris vraiment conscience de l’importance de cette délégation. Elle était composée d’une vingtaine d’enseignants de près de vingt établissements scolaires du département du Nord et de celui du Pas-de-Calais ; près de cent vingt élèves ; des représentants du rectorat et deux proviseurs ; différentes personnalités et/ou responsables du conseil régional du Nord Pas-de-Calais ; des élus (Verts, PC, PS, UMP, UDF) ; une huitaine de journalistes ; et quatre rescapés des camps, Charles Baron, Jules Fainzang, Ida Grynspan, Yvette Levy.

Je connaissais deux d’entre eux (Charles Baron et Ida Grynspan) et j’avais été fortement impressionné lorsque je les avais rencontré sur un plateau de télévision, en janvier 2005. Ils avaient compté leur histoire aussi simplement que possible, en expliquant méticuleusement ce qu’ils avaient vécu et ce qu’ils considèrent depuis comme une vraie mission. Raconter, témoigner inlassablement, expliquer et revenir constamment sur les lieux du crime pour que les jeunes générations sachent. Je me retrouvai donc en présence de ces deux infatigables personnes, qui trouvent en eux comme une mystérieuse force. Comment peut-on revenir en ce lieu ? Comment le pourrai-je si j’étais à leur place ?

J’ai été frappé, littéralement saisi par une forte émotion lorsqu’à un moment donné mon regard a croisé celui d’Ida Grynspan, qui regardait l’entrée d’Auschwitz II Birkenau, la fameuse guérite principale des SS, à la fois porte principale, appelée par les prisonniers « Porte de la mort ». Elle se trouvait au beau milieu de l’embranchement de la voie ferrée et du quai de Birkenau, ou les SS réceptionnaient les convois de Juifs. Que regardait-elle si fixement ? Que revoyait-elle et à quoi pensait-elle à ce moment précis ? Je l’ignore. Je n’ai pas osé le lui demander. De la même manière, lorsque notre bus nous emmena à Auschwitz, un vieux monsieur de 82 ans, prit la parole. Jules Fainzang raconta son histoire. C’est encore son regard que je surpris au vol, dans le bus, à l’extérieur du bus, au camp, plusieurs fois de suite. Comment pourrai-je en quelques mots vous parler de ce regard à la fois glacé, vide quelquefois, dur ou blessé, mais si incroyablement humain ? Comment pourrai-je en quelques mots vous parler de son récit ? Ils décrivaient l’inhumanité et l’horreur absolue. Je peux juste dire qu’il racontait ce que des hommes ont supporté, comment ils sont morts, il criait leur souffrance avec de simples mots, et sans la moindre haine.

Plus loin, il parlait d’autres hommes qui avaient -eux- planifié méticuleusement ces crimes. Ils tuaient comme on tuerait des mouches, ou de petits animaux nuisibles. Puis le soir, ces hommes-là rejoignaient leur famille et jouaient avec leurs enfants. Je regardais alors les élèves dans le bus. Jules Fainzang s’était tu. Il y eut un silence pesant, lourd, un silence de gosses.

Je me demandais ce qu’ils pensaient de tout cela ? Ce qu’ils ressentaient ou comprenaient ? Et je me souvenais d’une conversation que j’avais eue avec Myriam Glikerman, quelques jours auparavant. Que garderont-ils de cette visite, d’ici quelques années ? Auront-ils une plus grande compassion, une plus grande humanité ? Que d’attentes autour de ce voyage, que de peurs aussi. Peur que cela ne marche pas, qu’il y ait un raté, qu’un élève se comporte mal, que les élèves soient indifférents ou blasés, qu’ils ne comprennent pas, qu’on loupe notre avion, qu’on perde trop de temps, que l’on ait un accident, que…

Pourquoi doit-on se « flageller » ainsi ? Pourquoi avons-nous peur ? De qui ? De quoi ? Et qu’espérons-nous presque « bêtement » ? Changer l’Humanité ? Transformer les hommes ? Les faire pleurer ?

Lorsque nous franchîmes enfin l’enceinte du camp, et que nous arpentâmes les lieux du crime, je ressentis comme une douleur indicible. Dans le bus, j’avais expliqué que j’appréhendais cette visite. Je l’appréhendais encore plus que je ne le croyais. J’avais mal. Mal aux tripes. Mal à l’âme. Mal au ventre. Mal à en pleurer, sans qu’une larme pourtant ne puisse couler. Rien de rien. Pas un mot, pas une larme.

C’était une journée d’éducation. On voyait donc les blocs, les voies, les portes, les rails, les embranchements de voie ferrée, le plafond effondré d’une chambre à gaz, les ruines d’un crématoire, l’intérieur d’un crématoire, les escaliers menant à un crématoire, des photographies prises par les SS, des fragments du camp, des cheveux, des Taleths retrouvés après la libération du camp, des objets pris sur les victimes (pièces, montres, cuillères, miroirs, boites, nounours d’enfants), des bagages, des valises, des installations pour le nettoyage et la désinfection des vêtements, des vêtements d’enfants, de femmes, d’hommes, de vieillards, des restes métalliques, des latrines situées dans les baraques en bois de Birkenau, un gibet sur lequel ont été exécutés des prisonniers, un chevalet sur lequel on exécutait la punition du fouet, les clôtures électrifiées, un chariot pour le transport de corps, des tours de guet, des photos personnelles, des photos de famille apportées dans le camp par les juifs, les vitrines…

C’était une journée d’éducation, et nous prenions en pleine figure les lieux, les murs, le froid. Trop courte journée pour comprendre parfaitement et totalement les rouages du crime de masse, l’indicible, la mort et la haine.

Trop courte journée.

Les cheveux, les chaussures, les valises disent sans dire. Qu’est ce que ces objets nous apprennent vraiment et précisément sur l’histoire des gens qui leur ont autrefois donné vie ? Que savons-nous d’eux ? Rien, puisqu’ils sont morts, puisqu’on ne les voit pas. Les monceaux de cheveux de femmes tondues, les brosses à dents, les prothèses de jambes et de bras, les lunettes, les assiettes. Mais des cheveux sans tête, des lentilles ou des lunettes sans yeux, des prothèses sans jambes, des chaussures sans pieds. Devant l’une de ces fenêtres, Jules Fainzang criera sa douleur. J’écoutais, je frissonnais et j’étais continuellement dérangé par le va et viens incessant des touristes, des groupes qui arpentent le lieu. Je n’ai pas le temps de me recueillir, pas le temps de comprendre. J’étais frustré et pourtant, en croisant le regard des élèves du Nord Pas-de-Calais, je sentais leur horreur, leur peine, leur tristesse, leur incompréhension.

Ce voyage ne fut pas vain, loin s’en faut. Il a manqué du temps, mais nous avons vu ce qu’il fallait voir. Il a manqué du temps, mais nous avons écouté ce qu’il fallait entendre. Il a manqué du temps, mais nous sommes allés pour comprendre, pour savoir, pour le dire et le redire encore.

« Il n’y a pas de mots pour décrire l’outrage subi, cette destruction de l’homme ». Mais il y a des mots pour dire que nous nous lèverons contre la barbarie, que nous lui résisterons, que nous comporterons en Homme, respectueux de son prochain. Il y a des mots pour crier, pour se révolter contre la barbarie et pour résister. Il y a des mots pour se rappeler au silence du monde. N’est ce pas cela au fond, l’une des leçons d’Auschwitz ?

MK

Notes :

1. Le Comité d’Information des Lycéens sur la Shoah a été crée en 1989 à l’initiative de la Section Française du Congrès Juif Mondial (CJM) et du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF). En 1994, le Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) a été associé à cette initiative.



Le groupe de lycéens
devant la porte

principale d’Auschwitz I, portant

l’inscription cynique «Le travail rend libre».

Cette porte menait à la première partie du

camp, la plus ancienne dite camp principal

(Stammlager).
Le zyklon B ; sous
forme de mottes de diatomite
imbibées de cyanure d’hydrogène, il était livré
dans des boites de grandeur différente. C’est la
société Degesh qui produisait le Zyklon B et la
distribution était assurée par la société Tesch
und Stabenow de Dessau.
Auschwitz I. Intérieur
d’un crématoire.
Un des panneaux portant
l’inscription «Attention,
haute tension. Danger de mort», qui se trouvait
sur la clôture entourant le camp. Le
dépassement de la zone se trouvant devant la
clôture était défendu et provoquait la réaction
immédiate du SS de la tour du guet : un coup de
fusil. Les prisonniers tentaient parfois de se
suicider et se jetaient sur les barbelés électrifiés.
A l’intérieur
du Pavillon français,

Auschwitz I.
Auschwitz II-Birkenau.
Les Lycéens devant la guérite principale des SS sur le camp.
Embranchement de la
voie ferrée. C’est par

la porte de cette guérite que l’on

acheminait les trains de déportés vers les

camps. Les SS alignaient, sur le quai, les

Juifs nouvellement arrivés en deux

colonnes :les hommes d’un côté, les

femmes et les enfants de l’autre.

Auschwitz II-Birkenau. Les barbelés
électrifiées.