Si les mythes permettent d'illustrer les questions essentielles qui préoccupent les êtres humains, ils ne peuvent cependant être appliqués de n'importe quelle manière à n'importe quelle situation. Telle est la réflexion qu'inspire la pièce Hamlet/Electre de Cécile Ladjali. La lecture de cette tragédie avait été faite à la Maison de la Culture MC93 de Bobigny le 19 novembre 2008. L'auteure souhaitait ériger en mythe le conflit israélo-palestinien dont elle n'a de cesse de proclamer avec honnêteté et candeur sa totale méconnaissance.
Le jeu littéraire auquel elle se livre présente un terrible danger sur le plan intellectuel et politique. Voici, en effet, figé, essentialisé et placé sur un plan ontologique, par le biais d'une inquiétante transposition littéraire, un conflit douloureux qui, dans la réalité, demeure avant tout politique.
Cette essentialisation que permet la mythification rend insoluble une situation politique grave : deux peuples qui ont leur grandeur et qui se disputent une même terre se voient symboliquement enfermés à jamais dans deux lignées et deux ascendances aux origines meurtrières. Les voilà stigmatisés et frappés du sceau d'un péché originel lié au meurtre commis par un ancêtre mythique (de qui s'agit-il?), ancêtre qu'on plaque sur leur histoire et qui pourtant n'a rien à voir avec leur passé.
Car, à y regarder de plus près, la pertinence du choix des personnages mythiques dont les Israéliens et les Palestiniens sont affublés est à interroger.
Dans le mythe connu de tous, Hamlet est le héros dont la mère a fait tuer le mari par son amant. Electre est celle dont la mère est complice du meurtre du père de la jeune fille.
De quel meurtre serait coupable le peuple juif ou un de ses ancêtres ? De quel meurtre serait coupable le peuple palestinien ou un de ses ancêtres ? Plaquer ainsi un mythe sur l'origine de deux peuples n'est ontologiquement pas pertinent.
Ce qui frappe également le lecteur ou le spectateur qui a assisté à la première lecture de la pièce au MC93, c'est l'opposition totale entre les intentions annoncées de l'auteure et le texte d'Hamlet/Electre. On est sensible au désir affirmé maintes fois par Cécile Ladjali de créer un dialogue entre les deux parties adverses grâce au travail littéraire. Mais le texte qui s'offre à nous conduit malheureusement à l'effet exactement inverse. La violence des propos tenus par les personnages, la haine qui s'y exhale est l'envers d'une situation d'échange, de communication, de compréhension de l'autre. Même la sexualité très présente qui s'exprime avec un vocabulaire très cru donne une image dégradée de la relation intime entre les êtres. On espèrera que les adolescents, premiers destinataires et spectateurs de la pièce, puisque celle-ci était écrite en vue d'un projet pédagogique, auront une image plus positive de la relation amoureuse. Des élèves de 1ère d'un lycée parisien ont pour mission de la jouer .
Quand l'amour naît entre Hamlet, le Juif, et Electre la Palestinienne, il débouche sur un échange de meurtres, ultime preuve d'amour! Cet amour est, au demeurant, peu crédible parce qu'il surgit d'une manière artificielle dans la pièce... Par amour, les héros mythiques s'échangent leurs meurtres respectifs : un Juif tue une Arabe, et une Arabe tue un Juif. On a du mal à entrevoir en quoi ce bain de sang sera générateur de paix. Qui les Juifs doivent-ils tuer? Qui les Palestiniens doivent-ils tuer?
Aucun éclairage ne vient jeter une lumière nouvelle sur la réalité politique que la pièce est censée représenter. Le sempiternel manichéisme ressassé dans les médias est repris sans aucune distance critique. Les traditionnels clichés servant à décrire le peuple israélien – nouvel avatar du peuple juif- et le peuple palestinien sont légion. Ainsi, les Israéliens ont du bien, ils s'en vantent eux-mêmes, les Palestiniens s'en plaignent à l'envi. «On a coupé l'eau », affirme l'un d'eux ; la piscine d'Hamlet, le Juif, permettrait de donner à boire à un village entier. Nathan, le dirigeant juif exprime le souhait de partir aux Etats-Unis pour sortir de l'impasse. Il veut se rendre à Brooklyn, explique-t-il, quartier habité par des Juifs orthodoxes. Pourquoi assimiler un dirigeant israélien à une frange de la population juive religieuse qui n'est pas réputée pour son ouverture sur le monde et qui fait l'objet de controverses au sein de son propre peuple?
Pourquoi attribuer à un personnage du peuple du Livre cette parole qui retentit d'une manière étrange : « un vivant ignorant vaut mieux qu'un savant mort », explique une juive qui demande à Hamlet de ne pas ouvrir l'Ecole. Le savoir n'est-il pourtant pas vénéré dans la tradition juive? C'est au Palestinien que revient le beau rôle : « tant que les écoles sont ouvertes, il y a de l'espoir ». On souhaiterait d'ailleurs que, dans la réalité, les écoles palestiniennes ne soient pas des lieux d'apprentissage de la haine du Juif, l'ennemi à abattre (voir le numéro de l'Arche sur les manuels scolaires palestiniens n°515, janvier 2001). Même recours au stéréotype -que l'on aurait souhaité voir dénoncer- lorsque Gertrude, la juive, parle d'un milliardaire russe qui a construit un camp pour accueillir les Israéliens fuyant les bombardements : « on dirait un camp de vacances », s'exclame-t-elle. C'est effectivement sous cette forme qu'étaient présentés dans les médias français les camps construits pour abriter les Israéliens terrorisés par les bombardements du Hezbollah durant l'été 2006. Laisser sa maison et fuir la mort, est-ce aller dans un camp de vacances?
Enfin, c'est Electre la Palestinienne qui se crève volontairement un œil, Hamlet, le Juif, ne fait aucun sacrifice. La femme souffre dans sa chair contrairement à son amant-ennemi. L'on peut également interpréter cette semi-cécité comme une forme de clairvoyance dont bénéficiaient les aveugles dans la tradition antique : comme le devin d'Oedipe-roi, ne verrait-elle pas mieux que les autres ce qu'il y a au-delà des apparences...
Il est vrai que la bibliographie de la fiche pédagogique conçue par un ami de Cécile Ladjali et distribuée aux collègues susceptibles de participer au projet se réfère plus volontiers aux ouvrages de Charles Enderlin, Ilan Pappe, Dominique Vidal, Benni Morris, E. Said, Sylvan Cypel...
La pièce n'est-elle pas dédiée à Mahmoud Darwich? Amos Oz, par exemple, semble ne mériter aucune considération. Il n'est pas fait mention de ses écrits en faveur de la paix dans la bibliographie. Mais chacun est libre de ses prises de position.
La tentative d'enfermer deux peuples vivant une réalité politique douloureuse dans le cercle infernal d'un mythe plaqué d'une manière incongrue sur une situation complexe conduit à une mystification. Il n'y a pas de haine ontologique entre Juifs et Arabes, entre Israéliens et Palestiniens.
Loin d'être pacificateurs, loin d'ouvrir la porte du dialogue, les mots de la pièce Hamlet/Electre assassinent. Ils assassinent tout espoir de paix, essentialisent un conflit qui est un conflit politique et n'est rien d'autre, ils exhalent la haine, la violence. Le jeu littéraire ne peut s'appliquer à tout.
Souhaitons à nos élèves le plaisir de retrouver distance et sérénité en lisant et relisant nos grands classiques de la littérature.
Annick Azerhad, agrégée de Lettres modernes, docteur en littérature française et comparée.
(1) On ne comprend pas pourquoi cette mission n'a pas été confiée à des élèves du Lycée de Seine Saint-Denis dans lequel enseigne Cécile Ladjali. L'ont-ils refusée ?