Tribune
|
Publié le 24 Novembre 2009

Nous n’irons plus au bois.

Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes.



Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes
a écrit le poète venu se souvenir (1).



Rasante et pâle, la lumière de fin d’automne enveloppait de douceur illusoire la brutalité du réel.



Il faisait beau ce 18 novembre à Auschwitz.
17 ans et dans les yeux l’envie d’ailleurs, Logan, Alexandrie et Kelly ont fait le voyage depuis Lille accompagnés par leur professeur Michel Braem, enseignant d’histoire au Lycée professionnel Fontaine à Anzin. Baptême de l’air pour une plongée en eaux noires…Près de 140 lycéens de leur âge ont répondu volontairement à la proposition d’un aller-retour pour cet ailleurs là.



Le Comité d’information des lycéens sur la Shoah, créé en 1989 à l’initiative de la Section Française du Congrès Juif Mondial et du CRIF, (rejoint en 1994 par le CDJC - Mémorial de la Shoah) organisait pour la 16ème fois en 20 ans un déplacement sur le site d’Auschwitz-Birkenau. Initiative investie avec une obstination pédagogique toute particulière par le Conseil Régional du Nord - Pas de Calais, puisqu’il réitère cette année une 8ème journée d’étude à l’intention de lycéens de classes de terminale.



Le programme des Journées d’études sur la Shoah est minutieusement préparé par le Comité d’Information des Lycéens sur la Shoah, coordonné par Myriam Glikerman (du CJM) et par l’Académie de Lille, et comprend en amont et en aval des interventions dans les lycées de témoins et d’historiens très qualifiés sur le sujet.



Au moment du départ, les élèves sont en possession des éléments historiques indispensables pour une approche d’Auschwitz. Jusqu’à la visite, qui par sa charge extrêmement violente pulvérise l’entendement. La rencontre avec une telle tragédie oblige à poursuivre l’enseignement.



Quatre déportés survivants des camps, quatre témoins infatigables et de patience increvable sont retournés avec le groupe là où certains de ceux « qui étaient très croyants ont perdu la foi », ainsi que l’a dit Yvette Lévy, née Dreyfuss, déportée à 17 ans à Auschwitz-Birkenau le 31 juillet 1944 puis transférée dans un camp de Tchécoslovaquie en octobre et revenue en France par ses propres moyens en avril 1945. Les trois autres, Charles Baron, Ginette Kolinka et Jules Fainzang avaient entre 17 et 19 ans quand ils ont été déportés depuis la France.



A l’arrivée au camp d’Auschwitz I le groupe maintenant séparé en quatre est remis entre les mains de guides polonais, aidés des survivants pour toute la visite. Il est 9h30, et les cars de tourisme envahissent le parking. Les alentours sont vides, seule une frêle silhouette en robe de bure passe à vélo sur le bord de la route.



A l’intérieur, c’est la tour de Babel. Les intonations et les langues se mélangent dans une nuée sonore étourdissante. On est au cœur du tourisme mémoriel ; plus d’un million de visiteurs se rendent chaque année à Auschwitz.



Dans la baraque de Birkenau où elle porte un témoignage sur son vécu Yvette sourit douloureusement à l’adresse des jeunes filles : « Mesdemoiselles on ne s’est jamais lavées, est- ce que vous savez ce que ça veut dire ? On ne s’est ja-mais lavées. » Au fur et à mesure la leçon d’histoire bascule par une tendance de l’imagination dans le réflexe de transposition : celui qu’on écoute devient le lieu qu’il décrit et on devient celui qu’on écoute…



Logan évidemment se pose beaucoup de questions mais il posera celle-ci : « Que faisiez vous ici toute la journée ?? » parce que c’est l’ennui qu’il a imaginé comme supplice dans cet endroit aujourd’hui déserté. Alexandrie qui devine l’extrême solitude s’inquiète de savoir « si elle connaissait quelqu’un ici ? »… Mais oui, Yvette avait « ses copines des Eclaireuses Israélites de France » déportées comme elle et dont 13 seulement sur 33 sont revenues. Alors Kelly souffle : « Et elles sont décédées maintenant ? ». C’est bien à la mort qu’elle pense, Kelly. Et elle y pensera encore sur le chemin caillouteux qui mène au petit bois de bouleaux, le site des chambres à gaz et des fours crématoires, quand elle confie à ses pieds (ou aux invisibles en dessous ?) : « Ca aurait pu m’arriver à moi aussi ».



L’ennui, l’extrême solitude, la mort. Et la peur. La peur c’est cette odeur de chair brûlée dont se souvient Yvette. Les corps de ceux, explique t-elle avec précision qui n’étaient dans le plan nazi, que des figuren, cadavres désincarnés et vides de substance, des marionnettes, des chiffons brûlés. En Pologne, comme dans le reste du monde, le vent porte les odeurs. Nous demandons alors à Yvette si elle pensait que cette odeur pouvait porter assez loin alentours, si d’autres gens, des Polonais qui n’étaient pas internés dans le camp pouvaient la sentir eux aussi. Mais la guide lui volera sa réponse dans un long développement sur l’isolement géographique du camp et la terreur nazie implacable, pétrifiant la population et faisant peser sur elle de constantes menaces de mort. La souffrance polonaise fut très grande assure t-elle –mais la Pologne est vivante-. La nation polonaise qui s’est illustrée dans la résistance en exilant son gouvernement figure aujourd’hui parmi les pays comptant le plus grand nombre de Justes. Etayant ses paroles fluides de noms incontournables, Jan Karski, Irena Sandler, Maximilien Kolbe, la guide sans le vouloir suscitera notre interrogation : « Qu’en est-il de l’antisémitisme qui régnait en Pologne avant la guerre ? » Cette question demandait qu’on s’attarde un peu plus sur les schémas mentaux qui expliquent beaucoup et notamment l’état psychique et physique dans lequel se trouvaient les Juifs, et particulièrement les Juifs des ghettos polonais, au moment de leur destruction, cet état d’exclusion et d’abandon total, qui les a rendu incapables de la moindre réaction et a permis qu’entre le printemps 1942 et l’automne 1943, l’essentiel de la vie juive européenne d’avant guerre soit purement et simplement anéantie. C’est cela la Shoah, la mise à mort d’une civilisation en 18 mois. Passe d’armes avec la guide….Le sujet est miné, on comprend qu’il faut avoir la revendication discrète, et qu’il faut rendre le crime à qui il appartient, « une poignée d’assassins » aidés du regard détournés des puissances alliées...Un silence de trop tombe sur Birkenau, personne ici pour dire que l’antisémitisme est morbide par essence et mortel lorsqu’il est bureaucratique, ni qu’Auschwitz n’est pas une parenthèse de l’histoire.



Mais les élèves comprennent par sa réaction mal mesurée qu’il y a des « sujets qui fâchent ». Logan, plus tard, au moment du retour, nous demandera ce qu’est « l’antisémitisme ». Son professeur lui expliquera. Nous lui donnerons un exemple en lui rapportant le massacre de Kielce, au début du mois de juillet 1946, quand 42 juifs furent massacrés par la foule polonaise. Après cet évènement, près de la moitié des juifs polonais revenus d’URSS après mai 1945 a quitté définitivement la Pologne.



A l’issue de la visite, Philippe Kemel, le vice-président du Conseil régional Nord-Pas de Calais a incité les élèves à la vigilance citoyenne et à la tolérance en les interpellant sur les conséquences de la confiscation de la souveraineté populaire par des régimes criminels.



Mais Auschwitz n’est pas un établissement d’éducation à l’humanité et à la tolérance, car c’est précisément le lieu de la dislocation des comportements, celui où toutes les victimes ne se valaient pas puisque les juifs en constituaient le plus bas échelon, tous les détenus le savaient. C’est le lieu ou l’on est en droit d’interroger le passé.



Kelly, lorsque nous rentrerons, nous écrira qu’elle « n’arrête pas de penser à Auschwitz et qu’elle a mal partout » mais que « ça ira mieux demain. » Oui, ça ira mieux demain peut-être pourvu de se l’autoriser car, en secret, nous savons que tout ici-bas se termine par un long sommeil, ce qui ne signifie pas pour autant que l’avenir n’existe pas. Alors c’est maintenant qu’il faut calmer la douleur en continuant d’interroger les sous-sols du monde moderne, pour penser Auschwitz plutôt que d’y penser sans cesse.



Stéphanie Dassa



(1)Tristesse d’Olympio. Victor Hugo, Les rayons et les ombres, 1840