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Une version courte de cet entretien avait été publiée par Le Point, n° 1651, 6 mai 2004, pp. 74-75. Cependant, le texte de l’entretien que nous publions sur le site du CRIF a été revu et augmenté depuis par Pierre-André Taguieff, le 11 mai 2004. Cette version n’engage donc pas l’hebdomadaire Le Point et le CRIF rappelle que les propos publiés n’engagent que leur auteur.
Marc Knobel
LE POINT: La récente profanation, dans la nuit du 29 au 30 avril 2004, du cimetière juif de Herrlisheim-près-Colmar (Haut-Rhin), pour spectaculaire qu’elle soit, ne risque-t-elle pas de faire oublier les statistiques du ministère de l’Intérieur pour 2003, qui montrent un recul des actes antisémites ?
Pierre-André Taguieff: Soyons clair : cette odieuse profanation est signée par son symbolisme provocateur et elle paraît être liée à certaines spécificités de la région concernée (l’Alsace). Comme semblent l’indiquer les graffiti de style néo-nazi, cette profanation relève du vandalisme à cible juive imputable à l’extrême droite, s’inscrivant dans une série d’actions antijuives dont la profanation du cimetière juif de Carpentras, en mai 1990, a constitué l’illustration la plus médiatisée. Elle témoigne de la persistance du vieil antisémitisme nationaliste et raciste, lequel ne représente plus aujourd’hui la forme dominante de judéophobie. Ces profanations sont commises par des individus ou des petits groupes de marginaux extrémistes, skinheads ou néo-nazis, voire « identitaires » (nouvelle auto-dénomination des extrémistes de droite), lesquels ne représentent plus aujourd’hui, en France, qu’un millier d’individus. Mais on peut dès à présent faire l’hypothèse qu’une inquiétante interaction a lieu désormais entre les actes antisémites de type néo-nazi et les violences antijuives liées à l’islamisme ou au pro-palestinisme radical.
Sur l’évolution des violences antijuives depuis le début des années 1990, il convient d’être précis, en partant des chiffres fournis par les rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur « la lutte contre le racisme et la xénophobie ». Considérons par exemple les violences judéophobes jugées graves (les « actions », distinguées des « menaces »), officiellement répertoriées. Le nombre d’actions antijuives recensées par le ministère de l’Intérieur sur la base des plaintes déposées est passé de 195 en 2002 à 125 en 2003, ce qui correspond à une baisse de 36%. Les menaces sont parallèlement passées de 737 en 2002 à 463 en 2003. Mais cette baisse, outre le fait qu’elle touche l’ensemble des violences « racistes et xénophobes », est toute relative : les actions antijuives s’élevaient à 24 en 1991, à seulement 1 en 1998 et 9 en 1999, puis étaient montées à 119 l’année suivante, pour baisser en 2001 jusqu’à 32, et atteindre un pic en 2002. Si l’on considère la période 1991-2003, il est clair que les violences antijuives ont été multipliées par cinq. Il n’y a pas là de quoi jubiler ! D’autant que l’année 2004 commence mal : 67 actions et 160 menaces antijuives ont été enregistrées au cours du premier trimestre (contre 42 actions et 191 menaces durant les trois derniers mois de 2003).
LE POINT : Nicolas Sarkozy a-t-il eu raison, dans son intervention à l’Assemblée nationale du 5 mai 2004, de pointer un certain laxisme de la gauche en matière de lutte contre l’antisémitisme ?
PAT : D’octobre 2000 à mars 2002, peu de responsables politiques ont reconnu publiquement la gravité et l’ampleur des violences antijuives observables en France. On peut citer par exemple Pierre Lellouche ou François d’Aubert à droite, et Dominique Strauss-Kahn à gauche. Au silence sur les faits ont succédé des tentatives pour les minimiser ou les relativiser. Cette remarque vaut autant pour le gouvernement socialiste que pour l’Élysée. C’est seulement après le week-end de Pâques des 30-31 mars 2002, durant lequel trois synagogues ont été brûlées ou vandalisées, que Lionel Jospin et Jacques Chirac sont intervenus sans ambiguïté pour condamner ces violences. Des mesures ont été prises pour protéger les lieux de culte et les écoles juives. Mais lors de la grande manifestation des Juifs de France organisée par de nombreuses associations (sous l’égide du CRIF), le 7 avril 2002, n’étaient présents que François Bayrou, Alain Madelin et Corinne Lepage. Lionel Jospin avait interdit à ses ministres de s’y montrer. Au début d’avril 2002, Jacques Chirac a enfin dit ce qu’il fallait dire : « Lorsqu’un Juif est agressé, c’est la France qui est agressée ». Cependant les responsables politiques ne se sont guère risqués à désigner les principaux responsables de ces violences antijuives, qui ne sont plus des militants d’extrême droite, mais des « jeunes issus de l’immigration » ou des « individus issus de quartiers sensibles », comme la CNCDH l’indique d’une façon euphémisée. Or, à force de vouloir à tout prix éviter de « stigmatiser » certains secteurs de la population française (souci en lui-même légitime), on n’ose plus rien nommer précisément ni caractériser sans équivoque. Mais l’auto-censure ne change rien à la réalité sociale, et elle empoisonne le débat public, où règnent la loi du soupçon et l’esprit d’inquisition. Sur la question des nouveaux acteurs principaux, en France ou en Belgique tout particulièrement, des violences antijuives, le « politiquement correct » continue de dominer. C’est également ce qu’on peut reprocher au récent rapport de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) que dirige à Vienne Beate Winkler, intitulé Manifestations d’antisémitisme dans l’Union européenne, rendu public les 31 mars et 1er avril 2004. Soumis à diverses pressions, les responsables du rapport abordent avec gêne la délicate question de « l’identité des auteurs d’actes antisémites », dès lors que ces derniers ne sont plus seulement des militants néo-nazis. D’où cette déclaration de Beate Winkler dans sa présentation du rapport : « S’il n’est pas facile de généraliser, il semble que ce soit de jeunes blancs européens désœuvrés, souvent stimulés par des mouvements d’extrême droite, qui constituent le groupe le plus important. Des jeunes ressortissants musulmans d’Afrique du Nord constituent une autre source d’antisémitisme dans certains pays. »
LE POINT : Plus que d’antisémitisme, ne s’agit-il pas d’abord de délinquance de banlieue ?
PAT : On brûle rituellement des voitures dans les banlieues depuis les années 80, mais jamais, jusqu’à ces dernières années, les incendiaires n’avaient pris pour cibles régulières des écoles juives ou des synagogues (33 dégradations sur 49 en 2003). Des individus sont agressés pour la seule raison qu’ils sont supposés être juifs. Des cars transportant des élèves juifs sont « caillassés ». Parmi les acteurs de ce qu’on a appelé l’Intifada des banlieues, on trouve aussi bien des jeunes délinquants justifiant leurs violences par quelques clichés médiatiques sur le conflit israélo-palestinien (les Palestiniens « victimes innocentes » et les « sionistes » criminels) que des jeunes ré islamisés par des prédicateurs fondamentalistes, et jouant au djihad contre les Juifs à portée de main ou de cailloux. Une judéophobie de harcèlement s’est banalisée, jusque dans les cours de récréation. L’incident survenu à l’automne dernier au lycée Montaigne, à Paris, prouve que le phénomène ne se limite pas aux banlieues, et rappelle qu’il touche aussi, dans les collèges, des enfants âgés de 11 ou 12 ans, insultés ou frappés pour la seule raison qu’ils sont reconnus comme juifs. En 2003, l’antisémitisme en milieu scolaire constitue 16,36% de l’ensemble des violences antisémites, et, sur 70 victimes d’agressions antijuives, on compte 32 mineurs.
LE POINT : Pour certains, cette “ nouvelle judéophobie ”, montée en épingle, serait un “ intolérable chantage ” pour disqualifier toute critique contre Israël.
PAT : ...et faire oublier que les seules vraies victimes seraient les Palestiniens et, en France, les Français d’origine maghrébine, voire les musulmans ! On connaît la chanson, dont le MRAP et certains groupes néo-gauchistes ont fait un long slogan. Je suis consterné par la mauvaise foi de ceux qui veulent faire croire que les actions dites incorrectement « islamophobes » (en fait : xénophobes ou racistes, anti-arabes ou anti-maghrébines) dépassent en nombre et en intensité les violences antijuives. En 2002, d'après les statistiques du ministère de l'Intérieur, les actions antijuives (195) représentaient 62% du total des actions dites « racistes ou xénophobes » en France (315). En 2003, les actions et menaces antijuives correspondent à 72% du total des actions et des menaces recensées. Ce qui n’empêche nullement de constater en 2003, avec la CNCDH, la « stagnation, mais à un niveau élevé, du racisme anti-Maghrébins ».
LE POINT : Qui sont les “ prêcheurs de haine ” que vous dénoncez dans votre prochain livre ?
-PAT : Des prédicateurs islamistes qui appellent au djihad contre les Juifs et les Américains, voire les Occidentaux ; des militants fanatiques des « nouvelles radicalités » ou du mouvement « altermondialiste » qui diabolisent Israël et le sionisme ; des adorateurs communistes ou gauchistes (surtout trotskistes) de la figure du « combattant palestinien », substitut du Prolétariat révolutionnaire disparu (mâtiné d’héroïsme révolutionnaire à la Guevara), censé incarner la libération de l’Humanité ; des bien-pensants de tous bords qui font leur possible, par exemple en justifiant le terrorisme aveugle qui tue des civils, pour que s’effacent les espoirs d’une paix durable au Proche-Orient. Tous suggèrent que la solution de tous les problèmes touchant cette région serait le démantèlement de l’État d’Israël, qu’il faudrait traiter comme le fut le régime d’apartheid sud-africain. Telle est la conclusion logique de l’amalgame « Israël=apartheid » (c’est-à-dire État raciste), qui s’ajoute aux slogans dérivés de l’amalgame « sionisme=nazisme ». Cet antisionisme diabolisateur, ou d’éradication, supposant qu’Israël est l’État en trop, n’a rien à voir avec les critiques qu’on peut légitimement formuler contre la politique de tel ou tel gouvernement israélien.
LE POINT : Le cœur de votre démonstration est que cette "nouvelle judéophobie" unit sous un même drapeau islamisme et extrême gauche...
PAT : Je dirai plus précisément que, depuis la fin des années 1990, elle constitue l’un des traits d’union entre nouveaux tiers-mondistes et islamistes, à visage guerrier ou à sourire médiatique. Dans mon livre précédent sur la question, paru en janvier 2002 (La Nouvelle judéophobie), je parlais d'une convergence ou d’une confluence : on peut parler à présent d'une jonction réfléchie, d’une alliance stratégique entre ces deux mouvances. D’un côté, des organisations encadrant et endoctrinant des jeunes préalablement islamisés de façon diffuse par des chaînes satellitaires, des sites Internet, des prêches sur cassettes. De l’autre une mouvance bariolée d’extrême gauche (écologistes, anarchistes, communistes, chrétiens tiers-mondistes), où dominent les manipulateurs léninistes professionnels (les trotskistes), qui voit ou dit voir dans l'islam la “ religion des pauvres ” et des « opprimés ». On ne doit négliger les révolutionnaires convertis à l’islam, tel le terroriste marxiste-léniniste Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos (auteur d’un livre-témoignage qui est une déclaration de guerre à l’Occident judéo-chrétien, « L’Islam révolutionnaire », paru en 2003 aux Éditions du Rocher). L’opposition à la guerre en Irak, dénoncée comme une « guerre américano-sioniste », nouvelle version idéologique du thème de la « guerre juive », lancée par un George W. Bush présenté comme un pantin dans les mains de ses « conseillers juifs » (« sionistes », « likoudniks »), a constitué la grande occasion qui leur a permis d’opérer leur jonction. Les manifestations pro-voile ont pris le relais : il s’agit de faire oublier la judéophobie réelle par la dénonciation hyperbolique d’une « islamophobie » largement fantasmée. Le thème a mordu dans l’opinion, en France et ailleurs : selon un sondage “ Eurobaromètre ” rendu public en octobre 2003, 59% des Européens placent Israël en tête des États représentant une menace pour la paix du monde !
LE POINT : Peut-on dire qu’aujourd’hui l'hostilité contre les juifs, thème d’extrême droite, est passée à gauche ?
PAT : Oui et non, car le vieil antisémitisme nationaliste persiste, comme le montrent les sondages d’opinion, et le néo-nazisme résiduel continue de représenter une source de violence antijuive - en France, cependant, moins qu’en d’autres pays européens (notamment d’Europe de l’Est). Disons plutôt qu’elle est massivement repassée à gauche, et s’installe à l’extrême gauche, où elle tend à se fixer dans les milieux de l’« antimondialisation » professant un anticapitalisme radical et un « anti-impérialisme » de tradition tiers-mondiste, à la fois antiaméricain et anti-israélien (je souligne au passage que je ne vise pas tous les « altermondialistes »). Il ne faut pas oublier que, tout au long du XIX siècle, un antisémitisme révolutionnaire dénonçait les « féodalités financières », nourrissant le mythe Rothschild, incarnation supposée de la « fortune anonyme et vagabonde ». « Les Juifs, rois de l’époque », selon le titre du livre publié en 1845 par un disciple de Charles Fourier, Alphonse Toussenel. C’était l’idée qu’existait réellement une direction juive secrète de l'économie financiarisée de la planète, responsable de tous les malheurs du monde - on n’est pas loin de la thématique du complot chère aux “ altermondialistes ”, qui dénoncent le pouvoir caché des « nouveaux maîtres du monde » (titre d’un livre récent de Jean Ziegler, patriarche de l’extrême gauche conspirationniste).
L'autre source, à gauche, de la haine actuelle des Juifs, que je n'avais pas suffisamment soulignée en 2002, me semble être la propagande soviétique. Je me suis replongé dans la masse de livres, de brochures et de tracts publiés entre 1948 et 1985 par les services officiels de propagande soviétiques. « Le poison du sionisme », « les tentacules de la pieuvre » (sioniste), « le sionisme et le nazisme frères jumeaux », « le fascisme sous l’étoile de David », « le sionisme, instrument de la réaction impérialiste », le « complot américano-sioniste » : on croirait parfois lire certains journaux bien-pensants d'aujourd'hui, de gauche ou « de gauche de gauche » (sic)...
Le Point : Bref cette nouvelle judéophobie ne présente pas que des traits originaux ?
PAT : Il y a certes en elle réinvention et synthèse de plusieurs traditions. L'ancien antisémitisme s'efforçait d’orientaliser le juif, de le « sémitiser » en le renvoyant à ses origines proches orientales. Aujourd'hui au contraire, le juif est perçu comme la pointe avancée d'un Occident qui, selon le mauvais jeu de mots de Roger Garaudy, stalinien revenu au chistianisme puis converti à l'islam, ne serait qu’un "accident" de l'histoire, qu’il faudrait effacer d’urgence. Car bien entendu, nouvelle chanson à succès, l’islam est l’avenir de l’homme ! L’islam : solution de tous les problèmes de l’Occident malade de sa décadence. Un terrifiant XXIe siècle se profile, à partir de ce tableau répulsif : le messianisme islamiste y remplace l’utopie communiste ou fusionne avec elle.
LE POINT : Le thème de la résurgence des « vieux démons » ne cache-t-il pas l’émergence d’un antisémitisme « jeune » fondé sur la dérision, dont témoigne l’affaire Dieudonné ?
PAT : Ce qui est significatif, dans cette affaire, c’est d’abord le flot du discours « auto défensif » déversé par Dieudonné depuis décembre 2003, où surnage la thèse délirante du rôle prédominant des Juifs dans la traite des Noirs africains, empruntée vraisemblablement aux libelles antijuifs publiés par la Nation de l’Islam que dirige le démagogue américain-noir Louis Farrakhan. C’est ensuite la dénonciation de style conspirationniste de la « puissance juive » et/ou « sioniste » (« les Juifs sont partout », « un lobby très puissant »), permettant à l’humoriste provocateur de se présenter en victime d’une persécution (« on me lynche (…). Tout le monde s’en fout. Parce que je n’appartiens pas à la communauté dominante »). C’est enfin la tentative de mobiliser la « communauté noire » en France contre la « communauté juive », réduite à un « lobby » évidemment « sioniste ». Cette incitation à la concurrence haineuse entre « communautés » fait système avec les campagnes en faveur de la « discrimination positive », des « réparations » dues aux descendants des esclaves africains-noirs et de la « visibilité » (politique et médiatique) des élites d’origine africaine. Il y a là une racialisation conflictuelle des rapports sociaux, une forme d’américanisation répulsive qui risque de détruire les fondements du civisme républicain à la française. Le paradoxe involontairement comique des postures de Dieudonné tient à ce qu’il est devenu un agitateur communautariste tout en continuant de dénoncer le « communautarisme » !
LE POINT : Votre dénonciation de l’antisémitisme vous a valu d’être classé par Tariq Ramadan parmi les intellectuels "communautaires" qui roulent pour Israël...
PAT : Accusation dérisoire : s’il est une constante dans mes positions politiques, c’est le rejet de tout « communautarisme », sur la base d’un examen critique de cette notion floue et dans une perspective républicaine. Ce qui doit être absolument refusé, c’est la vision multicommunautariste de la société démocratique. Comme Dieudonné, Ramadan joue les anti-communautaristes pour disqualifier ses adversaires, tout en faisant preuve lui-même d’hyper-communautarisme. Vous savez ce que disait Barrès à propos du capitaine Dreyfus : "Que Dreyfus soit capable de trahir, je le conclus de sa race". Ramadan inverse l’argument racisant : que Taguieff soit juif, donc « communautariste », je le déduis de ses coupables opinions « sionistes » ! En les déformant et en les démonisant : je suis assurément un inconditionnel du droit à l’existence d’Israël, mais je me réserve le droit de critiquer telle ou telle politique du gouvernement israélien en place. Pour les antisionistes diabolisateurs, ces nuances sont négligeables. Accusation aussi comique qu’odieuse visant un intellectuel non Juif qui soutient les récentes initiatives en faveur d’un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens, selon le principe « un peuple-un État ». Mais dans la France de Dieudonné, de Bové, de Garaudy, de Latrèche et de Carlos, tout est possible. Dans la France des démagogues haineux, la diffamation est reine.
Notes :
À paraître en septembre 2004 : Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Fayard/Mille et une nuit.