Je ne vais pas ici rappeler les circonstances de l’événement que l’on commémore car d’autres le feraient bien mieux que moi.
Je voudrais simplement poser une question. Une question qui me harcèle autant qu’elle m’accompagne depuis que je me suis impliquée dans le travail de mémoire. A savoir : pourquoi la mémoire ?
Je sais que la réponse peut paraître évidente surtout quand elle s’adresse à un peuple qui, comme le peuple juif, s’est construit à travers la mémoire qu’il véhicule. Et pourtant, plus j’avance dans ma démarche et plus cette question me tourmente.
Depuis 6 ans, j’organise des voyages en Pologne à destination des étudiants, je collabore avec un historien spécialiste d’Auschwitz, je travaille avec un ancien Sonderkommando à la publication de ses mémoires, j’ai passé un an et demi en Pologne à faire des recherches sur Auschwitz et analyser les conflits de mémoire qui entourent ce lieu, et tout cela pour quoi ?
Ne voyez surtout pas dans ma question une remise en cause, un abandon ou encore moins une critique, mais simplement un questionnement auquel j’ai tenté et je tente encore d’apporter une réponse sincère.
J’ai trouvé sans aucun doute un premier élément de réponse, de motivation profonde, dans le respect que j’éprouve envers les victimes et les rescapés. Je ne peux prétendre alléger leur fardeau, mais je souhaite pouvoir les accompagner, leur offrir mon bras et mon oreille et surtout les assurer que le souvenir de l’horreur qu’ils ont vécue ne sera pas de sitôt effacé. Je ressens leur besoin de témoigner pour que les morts n’aient pas souffert en vain, et ne soient « assassinés » une seconde fois par l’oubli et le déni.
Mais cela ne suffit pas ; on ne garde pas la mémoire du passé si ce n’est dans le souci de l’avenir.
J’ai longtemps été guidée par l’idée que la mémoire pouvait nous aider à construire l’avenir et éviter que ne se reproduisent les mêmes drames. Loin de moi l’idée de renoncer à ce noble but. Cependant, à l’issue d’un voyage au Rwanda qu’avait organisé l’UEJF en février dernier pour rencontrer les rescapés du génocide et comprendre les racines de ce crime malheureusement trop familier, j’ai été contrainte de perdre certaines de mes illusions bien pensantes. Peut-on encore croire en cet impératif que l’on proclame sans cesse: « plus jamais ça » alors même que nous n’avons pas été capables d’éviter que « ça » se reproduise, en l’occurrence au Rwanda en 1994 ? Bien sûr les circonstances n’étaient pas les mêmes, les conditions et le contexte d’intervention étaient différents, plus distants… mais je ne peux m’empêcher de me sentir blessée à l’idée que nous ayons pu faillir à notre mission et abandonner la promesse que nous nous sommes faites : Plus jamais ça !
Mais cette amertume n’a pas entamé ma détermination pour que soit connue et reconnue la spécificité de la tragédie des Juifs. Bien au contraire, ce doute sur la méthode a redonné un sens à mon engagement.
Ce mot « spécificité », je l’ai ardemment défendu, notamment en Pologne face à ceux qui continuent de mettre sur un même plan l’extermination systématique du peuple juif et l’oppression meurtrière du peuple polonais. Et je continuerai de le défendre tant que l’on osera nier le caractère total du crime commis envers les Juifs ; cet acharnement leur ôtant tout espoir de survie (et l’acte désespéré des jeunes juifs du ghetto de Varsovie est là pour nous le rappeler).
Mais, au prétexte de cette spécificité, qu’il n’est pas mon propos de remettre en question, ne deviendrait-on pas sourd à la souffrance des autres pour la seule raison qu’elle serait moindre, ou simplement différente ?
Alors comment trouver l’équilibre entre la banalisation qui ramène tous les crimes à un même degré niant le caractère exceptionnel de la Shoah et la tentation inverse de l’exclusivisme qui définit la Shoah comme le crime par excellence Unique et Absolu ?
Chacun fera là l’arbitrage qui lui semble juste. Quant à moi, je continue de croire que la connaissance de l’histoire et l’ouverture à la mémoire de l’autre sont les phares qui doivent guider ma démarche afin que l’enseignement du passé puisse m’aider à déchiffrer le présent. N’est-ce pas là le devoir primordial de l’acte de mémoire : celui d’être un flambeau veillant sur le passé et éclairant l’avenir ?
Béatrice Prasquier
(Texte prononcé lors de la commémoration de l’insurrection du ghetto de Varsovie organisée le 23 avril par le CRIF et le Mémorial de la Shoah à Paris)