Nous connaissons bien d’Israël ses splendides sites et ses cités balnéaires qui accueillent nos vacances. Nous en entendons aussi les échos portés par ceux de nos amis ou des membres de nos familles qui y vivent. Nous en percevons au travers des médias un rendu essentiellement consacré à la situation politique intérieure d’Israël, à ses tensions avec ses voisins palestiniens et aux incidents qui jalonnent le chemin d’une paix qui tarde à trouver un aboutissement.
Je pensais pour ma part, en raison d’expériences passées, connaître Israël un peu plus ou un peu mieux que cela. Finalement, je ne peux que mesurer l’immense complexité d’un pays composite en tous points. L’image d’un kaléidoscope illustre cette impression de la multiplicité des facettes de cette vie israélienne, de son foisonnement et de son mouvement permanent. « Israël est le pays des miracles » m’ont dit plusieurs de mes interlocuteurs avec un demi sourire, « on ne sait pas comment ça marche, mais ça marche » ont ajouté les autres.
J’ai eu l’impression au cours des conversations que chacun décrivait un monde, des mondes, en se gardant de s’arrêter à telle ou telle considération pour se protéger d’un vertige qui, moi, m’a très vite saisie.
On se demande effectivement comment ce pays parvient à fonctionner. Les clivages sont profonds et nombreux, fondés sur les origines, l’ancienneté de l’installation des familles dans le pays, les pratiques religieuses, les choix idéologiques et politiques, les modes de vie, les considérations économiques et professionnelles. Il est évident qu’Israël, pays d’immigration, devait revêtir cet aspect de patchwork mais ce qui nous interpelle, c’est la façon dont chaque pièce de cet ensemble se rattache à sa voisine ou feint de l’ignorer.
Alors on hésite entre la vision optimiste, celle d’un pays qui saura surmonter ses difficultés et se normaliser et celle, pessimiste, de microcosmes qui se détacheront les uns des autres en provoquant un vaste éclatement sociétal.
Une large part de la société civile israélienne, consciente de ce risque majeur, œuvre à construire une meilleure cohérence en dépit de conditions difficiles. Les associations de dialogue, dialogue entre les composantes juives, dialogue de la composante juive avec le composante arabe, travaillent, chacune à leur niveau, parfois modestement mais toujours avec enthousiasme, pour rendre la vie de tous les jours un peu plus ouverte sur l’autre.
J’ai à ce propos été frappée par certaines analyses des acteurs de ce dialogue qui font écho à des problématiques qui déchirent la société française. Tiens donc ! Pense-t-on, et où en sommes-nous de nos propres conceptions du dialogue intereligieux et interculturel en France ?
Petit à petit, le mouvement associatif gagne du terrain, se fédère et permet avec somme toute peu de moyens de faire se rejoindre tous les gens de bonne volonté. J’ai perçu cet esprit de dialogue comme résultant du constat que les tensions ne peuvent plus durer.
Les expériences sont multiples : une petite association qui réunit à peine quelques dizaines de femmes juives, musulmanes et chrétiennes qui célèbrent ensemble au mois de décembre les fêtes religieuses de chacune sous le symbole commun de la lumière. La juxtaposition des communautés juive et arabe dans une ville comme Abou Gosh. L’expérience symbiotique des deux communautés dans le village de Neve Shalom où tous les enfants fréquentent les mêmes écoles et partagent les enseignements et l’apprentissage de la langue de l’autre. La ville de Haïfa où les populations juives et arabes se côtoient depuis plusieurs dizaines d’années et dont la municipalité est représentative de tous.
Mieux se connaître, mieux comprendre l’autre, savoir se mettre à sa place aussi, avoir l’empathie nécessaire pour saisir des nœuds et les traumatismes qui conditionnent son existence. Une femme israélienne, arabe et chrétienne vivant à Haïfa, inspectrice de l’éducation nationale, nous a parlé de son expérience auprès du Père Emile Shoufani surnommé « le curé de Nazareth ». Elle a participé au voyage à Auschwitz que ce dernier a organisé en mai 2003 avec des participants musulmans, juifs, druzes, chrétiens et sans religions, israéliens, français et belges.
Son enthousiasme est communicatif et il ne se limite pas à une bonne volonté de façade. Son souci pour le présent et le devenir d’Israël est réel et elle s’émeut la première lorsque dans la discussion, d’autres évoquent l’image d’ « Israël qui massacre des palestiniens ».
Au fur et à mesure des rencontres, des portes qui s’ouvrent, les clichés se cassent peu à peu, dévoilant une réalité déconcertante qui mérite que nous nous y arrêtions et réfléchissions à ce que peut signifier dans un pays comme Israël des mots comme démocratie, nationalité, citoyenneté et identité. L’identité juive ne finit pas de nous questionner mais avons-nous jamais pensé à ce que peut signifier la question de l’identité pour un arabe israélien ?
Voilà autant d’interrogations qui viennent à l’esprit, tombant au détour d’une conversation ou d’un débat avec des personnes qui tout à coup incarnent l’ « autre » dans cet Israël. L’autre, selon les contextes, c’est le juif religieux ou le juif laïque, c’est la femme qui pensera que sa condition la rend plus à même d’engager le dialogue et d’agir, c’est le militant de l’autre bord, le falasha, le russe ou dieu seul sait qui encore de cette immense mosaïque.
Nous mêmes, juifs vivant en France, ne pouvons pas faire l’économie de cette réflexion. Israël est ainsi fait.
Elisabeth Cohen Tannoudji