Tribune
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Publié le 12 Juillet 2010

Serge Klarsfeld : «Merci à la France», la réponse du président des FFDJF à François Fillon

Monsieur le Premier ministre,




Merci de tout cœur de m’avoir élevé à ce grade de Commandeur, d’avoir accepté de me remettre cette cravate et d’avoir exprimé avec tant de pertinence ce qu’a été l’action de justice et de mémoire que Beate et moi avons conduite main dans la main depuis bien longtemps.



L’un ne serait rien sans l’autre et pourtant nous ne sommes pas indissociables puisqu’elle agit animée par un sentiment national allemand et que j’agis parce que juif et Français.



Nous nous sommes rencontrés pour la première fois le 11 mai 1960, il y a 50 ans, le jour même ou Adolf Eichmann fut capturé par les Israéliens. Nous nous sommes rencontrés sur le quai du Métro Porte de Saint Cloud et nous vivons depuis 40 ans exactement au dessus de l’endroit de notre rencontre dans un immeuble élevé au dessus d’un garage d’autobus. C’est de ce garage, je ne l’ai appris que récemment, que sont partis les 16 juillet 1942 les 50 autobus réquisitionnés pour la rafle du Vélodrome d’hiver.



Coïncidences, mais le hasard a-t-il été déterminant dans mon parcours ?



J’ai voulu pour la circonstance me pencher sur mon cas pour comprendre pourquoi est-ce moi qui ai joué le rôle que vous avez élogieusement décrit et dont j’ai peine encore à admettre que j’en suis l’auteur et l’interprète.



Mais d’abord quelle sorte de juif suis-je ? Authentiquement je suis un juif moldo-valaque, puisque né à Bucarest, ayant vécu ma première année en Bessarabie et le russe étant ma langue maternelle.



Si mes parents ont choisi la France pour y faire leur vie, ce n’était pas pour fuir leur pays mais par amour de la France où ils se sont rencontrés à Paris, dans un dancing de la rue de la Huchette et où ils se sont mariés à la Mairie du 5ème, place du Panthéon.



Mon grand-père paternel était armateur à Braïla, port sur le Danube. Mon grand-père maternel, pharmacien à 100 kilomètres de distance, de l’autre coté de la frontière roumano-russe.



A la maternelle du Parc des Princes, la première chanson que j’ai apprise a été « Frères Jacques, dormez-vous, sonnez les mâtines » et, en inaugurant en 1938 l’Eglise Sainte Jeanne de Chantal, place de la Porte de Saint-Cloud, qui fait face à notre balcon, le Cardinal Verdier, alors archevêque de Paris, m’a choisi dans la foule pour me bénir. Plus tard, avant de devenir à son tour archevêque de Paris et Cardinal, Jean-Marie Lustiger a été curé de cette paroisse et mon ami. Seule la mort l’a empêché de marier notre fille et c’est le Père Patrick Desbois, notre ami aussi, qui a béni son mariage.



Mon père et son neveu, Willy Goldstein se sont engagés volontaires en 1939. Leur unité, le 22ème régiment de Marche des Volontaires Etrangers a stoppé 48 heures les chars de Rommel à la bataille de la Somme. Willy a été tué à côté de mon père. Le général Albert Brothier, légendaire chef de la Légion Etrangère, était alors le sous-lieutenant de leur compagnie. Et a écrit :



« la liste de ces étrangers qui sont tombés en se serrant autour de moi serait très longue à établir, mais je l’ai déjà dit et je ne me lasserai jamais de le redire, le premier nom qui figure sur cette longue liste est celui d’une jeune juif de 25 ans tombé héroïquement dans la Somme en s’opposant aux chars de Rommel. Il s’appelait Goldstein, tant que j’aurai un souffle de vie, il y aura une place pour Goldstein dans mon cœur ».



Mon cousin Wilhlem Goldstein a été cité à l’Ordre de l’Armée et décoré de la médaille militaire à titre posthume le 28 mai 1943 par la Maréchal Pétain : mort, il était respecté, vivant il aurait été déporté.



Ma mère Raïssa, ma sœur et moi avons quitté Paris, la veille de l’entrée des Allemands. L’exode, Cap Breton, Moissac, la Creuse, où notre père, évadé de son stalag nous a rejoints et nous a emmenés à Nice, la ville de leur voyage de noces.



A Nice nous aurions pu être arrêtés le 26 août 1942, comme de nombreuses familles juives considérées comme apatrides : ex-Allemands, Autrichiens, Tchèques, Polonais et Russes. Des milliers de ces juifs ont été traîtreusement arrêtés par la police de Vichy dans la Zone libre et livrés aux Allemands en Zone occupée à Drancy d’où ils ont été immédiatement dirigés sur Auschwitz. Le tour des juifs roumains est venu un mois plus tard, le 23 septembre dans la Zone occupée : 1500 d’entre eux ont été arrêtés le 24 septembre, déportés le 25 et gazés à Auschwitz le 27 moins de 72 heures après leur arrestation.



Si nous étions restés à Paris, nous aurions connu leur sort. En Zone libre grâce à la réaction de la population et des Eglises hostiles aux mesures anti-juives, le Gouvernement de Vichy a considérablement freiné sa massive coopération policière avec la Gestapo. Les juifs roumains ont été épargnés. Je n’ai donc pas eu à avoir peur de Vichy pendant cette période ; pas plus que dans celle qui a suivi et qui a été celle de l’occupation italienne entre le 11 novembre 1942 et le 8 septembre 1943, quand militaires et diplomates italiens protégeaient tous les juifs contre les pressions de la Gestapo, contre celles de Vichy et contre la volonté de Mussolini, déjà disposé à livrer les juifs de sa zone d’occupation et qui s’emportait contre l’éducation humaniste de ses généraux.



A partir du 8 septembre 1943, nous savions, même nous les enfants, que l’arrestation signifiait la mort. Notre père s’est sacrifié pour nous. Pendant plus de 4 mois nous avons vécu traqués à Nice où eurent lieu les rafles les plus brutales des pays de l’Europe de l’Ouest. Rafles conduites par les seuls Allemands. La Police française n’y prit aucune part et le préfet Chaigneau qui avait détruit le fichier des juifs des Alpes Maritimes plutôt que de le livrer aux Allemands fut arrêté et déporté.



En février 1944 nous avons pu nous réfugier en Haute-Loire où nous connûmes la paix dans le bourg de Saint Julien Chapteuil. Je fais donc partie de cette petite minorité de juifs qui n’a jamais eu à craindre Vichy, qui n’a pas porté l’étoile et qui n’a pas eu le tampon « juif » sur ses papiers. Je n’ai eu à redouter que les Allemands, comme d’ailleurs Simone Veil, alors élève dans le même établissement que nous à Nice, le lycée de jeunes filles Calmette.



Je n’ai pas été directement et personnellement blessé par la France de Vichy et je n’ai pas de cicatrice encore douloureuse à la France. Tant d’autres, par exemple les milliers d’enfants juifs de Paris ont eu surtout à craindre la police française. Cette police qui, pour l’enfant que j’étais, représentait un recours, pour les autres enfants juifs c’était le bras du bourreau.



A la Libération nous n’étions plus que trois. Fin 1946 nous sommes repartis à Bucarest, où mes grands-parents étaient aisés. La Roumanie a été paradoxalement le premier pays riche que j’ai connu ; on y trouvait tout en abondance. Je ne me suis pas longtemps gavé de gâteaux. Les communistes ont remporté les élections et nous avons été les premiers à fuir vers la liberté, vers la France. Notre mère a dit « Après la Gestapo, la Guépéou, non !!! ».



C’est ainsi que s’est forgée en moi la répulsion pour les idéologies extrémistes. La France nous a accueillis à nouveau ; je suis devenu français par naturalisation. Je suis allé au lycée que j’ai bien plus apprécié que l’école catholique de Saint Julien Chapteuil et que l’école juive Maïmonide de Boulogne que j’avais fréquentée quelques mois en 1946.



Après ces deux expériences, je me suis reconnu laïque. Certes à 8 ans dans la Haute-Loire j’avais voulu être enfant de chœur et j’ai eu la foi tant l’église était belle et tant je voulais prier pour le retour de mon père. Mais la foi je l’ai perdue un peu plus tard dans la vaine attente du retour de mon père. D’ailleurs mon père n’avait pas fait sa Bar-Mitzva : je ne l’ai pas faite non plus, je n’ai pas reçu d’éducation juive. Enfance et adolescence se sont passées totalement à l’écart du judaïsme, dans l’étude du latin et du grec, de la littérature française, dans la passion pour l’antiquité grecque et romaine, Rome bourreau des juifs.



Je n’étais juif ni de religion, ni de culture, j’étais un juif de la Shoah, parce que je savais que mon père avait été assassiné en tant que juif, que nous aussi nous aurions pu l’être et ce que cela signifiait d’être pourchassé parce que né juif.



A 17 ans j’ai certainement décidé d’être ou de rester ce juif de la Shoah, puisque je me suis rendu pour la première fois à la cérémonie organisée au Vélodrome d’Hiver et je suis parti en 1953 en Israël au Kibboutz car je suis aussi juif par Israël.



A cette menace d’être mis à mort si j’avais été découvert comme juif avait succédé la si heureuse surprise de voir renaître un Etat juif. J’avais alors 12 ans, j’étais pensionnaire au collège de Châteaudun et je m’évadais chaque matin pour courir chez le libraire et y apprendre par les titres des journaux quelle était la situation militaire en Palestine.



Juif de la Shoah, je le suis devenu totalement en me rendant en pélerinage à Auschwitz en 1965 à une époque où les gens de l’Ouest ne pouvaient y aller. Je me suis retrouvé seul absolument seul à Birkenau, le camp des juifs, par un froid glacial et c’est là que j’ai pris la décision de m’engager. Beate m’a devancé par sa campagne contre la présence à la Chancellerie d’un ancien dirigeant de la propagande nazie, elle m’a devancé et elle m’a entraîné sur une route étroite, difficile et périlleuse mais toujours dans la bonne direction. Nous avons eu la chance de la parcourir ensemble ; notre couple c’est notre unité. Notre folle sagesse ou notre sage folie ont été merveilleusement récompensées par le bonheur familial, celui de notre petite famille qui s’agrandit depuis grâce à notre fille et notre fils, je dirai seulement qu’il est le meilleur des fils. Ma mère à qui nous devons tant nous a quittés en paix il y a trente ans après avoir vu sa fille agrégée de l’Université et son fils avocat. Notre grande famille c’est depuis 30 ans celle des Fils et Filles des déportés Juifs de France qui nous entoure si chaleureusement de leur soutien, de leur amitié et de leur affection.



Merci enfin à la France : sans l’instruction classique qui a été la mienne, faite de raison, d’équilibre et d’esprit critique je n’aurais pu concevoir et remplir ma mission de militant et d’historien.



Oui, merci à la France. Aucun autre pays au monde ne nous aurait laissé accomplir ce que nous avons accompli, agissant souvent illégalement et créant à répétition des situations diplomatiques et polémiques embarrassantes, mais jamais il n’y eut de la part des dirigeants de notre pays la moindre pression exercée sur nous.



Quand nous nous sommes mariés, le Maire du 16ème nous a déclaré : « Vous êtes mon premier couple franco-allemand. Je vous demande de servir d’exemple ».



Depuis nous avons fait de notre mieux pour mériter la confiance du Maire du 16ème et celle de la France.



Photo : D.R.