Lors d’un long entretien, Shimon Peres avait évoqué devant ses hôtes sa vision du futur d’Israël. Toujours en avance sur son temps, avec des accents parfois prophétiques, il a lancé des idées innovantes comme ce projet de transformer Tsahal, l’armée populaire d’Israël en une véritable université du futur.
Dans l’ouvrage qu’il a écrit en 2003 en collaboration avec Jean-Pierre Allali, Un temps pour la guerre, un temps pour la paix (Éditions Robert Laffont), Shimon Peres avançait déjà un certain nombre d’idées dans les domaines les plus divers. Nous vous en proposons quelques unes, sous forme de bonnes feuilles, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à la venue à Paris du président israélien.
Aujourd’hui, première chronique : David Ben Gourion, Bâle, 1946
Aussi loin que je me souvienne, ma première expérience d'homme politique date du congrès sioniste de Bâle en décembre 1946. Ce congrès, le vingt-deuxième du genre, fut celui du grand débat de fond entre les futurs dirigeants de l'État juif en gestation, parmi lesquels Ben Gourion. Une décision cruciale qui devait être prise faisait l'objet de tous les débats : fallait-il ou non accepter que le futur État d'Israël soit établi au prix d'un compromis territorial entraînant de facto la partition de la Palestine de cette époque en deux États ?
En tant que délégués élus, Moshe Dayan et moi-même représentions les jeunes cadres du Parti travailliste. David Ben Gourion prit alors une décision d'un courage extrême et d'une grande lucidité que, pour ma part, je partageais pleinement, en déclarant qu'il préférait établir un État juif sur une partie du territoire historique du peuple juif plutôt que de voir les Juifs installés partout sur cette terre mais sans disposer de l'indépendance politique. La réunion prit un tour dramatique. Violemment critiqué, Ben Gourion, dont l'adversaire principal était alors Chaïm Weizmann, décida de quitter le congrès. Je me trouvais à ce moment-là dans une salle de réunion annexe avec un ami kibboutznik, Arié Bahir, l'un des fondateurs du kibboutz Afikim, dans le nord du pays, qui était très proche de Ben Gourion. Et voilà qu'arrive soudain Mme Ben Gourion (1), visiblement énervée, qui nous apostrophe avec fougue :
Alors, camarades, tout va bien, on dirait ? Puis elle enchaîne :
- Mon mari a perdu la tête et décidé de quitter le congrès. Venez, il faut faire quelque chose !
Avec Bahir, nous décidons d'aller à la rencontre de Ben Gourion pour en savoir plus. Au célèbre hôtel des Trois Rois, où se tint en son temps le premier congrès sioniste (2) avec Theodor Herzl, logeait précisément Ben Gourion. Nous toquons plusieurs fois à la porte du leader travailliste. Pas de réponse. Comme la porte était ouverte, nous décidons d'entrer.
Les valises de Ben Gourion
Ben Gourion était là, de dos, face à son lit. Il achevait de faire ses valises. Un peu gênés, nous lui lançons un : « Chalom, Ben Gourion ! » Silence de mort. Au bout d'un moment, il tourna néanmoins la tête dans notre direction et se redressa :
Alors, haverim (3), vous êtes de mon côté ou non ? Êtes-vous prêts à marcher avec moi ?
Bahir me regarda, interloqué et désorienté. Je répliquai :
Marcher avec toi, David, mais dans quelle direction ?
Ben Gourion nous expliqua, ce que nous savions déjà, qu'il avait claqué la porte.
La majorité des congressistes est emportée par la passion. Ils ne comprennent pas que nous .sommes en train de décider de l'avenir même du peuple juif et de la vision historique qu'il convient d'avoir et ils restent là, empêtrés dans des positions sans lendemain. Non, je quitte ce congrès et je vais créer un nouveau mouvement pour repartir de zéro. Alors, vous êtes avec moi ? Décidez-vous !
Ben Gourion me fixait droit dans les yeux. J'étais le plus jeune des trois, mais je ne perdis pas mon sang froid.
- Oui, nous sommes prêts à te suivre. Mais il faut quand même essayer de voir si nous pouvons parvenir à obtenir une majorité sur les positions que tu défends au sein de notre parti.
Ben Gourion n'y croyait pas :
Aucune chance, aucune chance.
Comme nous insistions, il finit par nous donner son accord. Nous retournâmes au congrès auprès des représentants de notre parti. Les débats internes étaient présidés par Golda Meir (4) ce jour-là. L'adversaire le plus farouche de Ben Gourion, Eliezer Kaplan (5), trésorier de l'Agence juive (6), était présent. Toute la nuit, la discussion se poursuivit, passionnée, parfois presque brutale. Des cris fusaient. Ben Gourion s'adressait à son détracteur en le désignant comme l'« ingénieur Kaplan » et ce dernier ne se privait pas de fustiger l'« avocat Ben Gourion ». Pour finir, on passa au vote. Et nous l'emportâmes. Avec une faible majorité, certes, mais l'idée de l'acceptation par les Juifs de l'instauration de leur État sur une partie seulement de leur terre ancestrale avait prévalu.
Jean-Pierre Allali
1. Infirmière, née à Minsk en Ukraine, Paulina, « Paula » Monbaz, a épousé David Ben Gourion (Grin) à New York le 5 décembre 1917. Elle a été la compagne de tous les jours du père de l'État juif et s'est éteinte en Israël en janvier 1968.
2. Sous l'autorité de Theodor Herzl, c'est en Suisse, à Bâle, que se tient, en août 1897, le premier congrès sioniste. « À Bâle, dira plus tard Herzl, d'une manière prémonitoire, j'ai fondé l'État juif. ».
3. Pluriel de l’hébreu haver, camarade.
4. Née à Kiev en 1898, morte à Jérusalem en 1978, Golda Meir a été Premier ministre d'Israël de 1969 à 1974.
5. Il a été par la suite le premier ministre israélien des Finances. Il est mort le 13 juillet 1952.
6. Envisagée par le texte du mandat britannique sur la Palestine (1922), l'Agence juive a représenté le mouvement sioniste auprès de la puissance mandataire et des instances internationales avant de s'ériger, dès 1935, en gouvernement officieux des Juifs de Palestine. Depuis l'indépendance, elle s'est reconvertie dans l'encadrement de l'immigration, dans l'intégration et dans l'éducation.
Photo : D.R.