Tribune
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Publié le 1 Avril 2010

Shimon Peres à paris – Où va le kibboutz ?

En attendant la venue en France du président de l’État d’Israël, Shimon Peres, qui sera à Paris à la mi-avril où il inaugurera, notamment, l’esplanade David Ben Gourion dans le 7ème arrondissement de la capitale, nous poursuivons la publication, en bonnes feuilles, d’ extraits du livre qu’il a écrit en 2003 en collaboration avec Jean-Pierre Allali, Un temps pour la guerre, un temps pour la paix (Éditions Robert Laffont).




Aujourd’hui : Où va le kibboutz ?



Oui, Israël change. Et le kibboutz, lui aussi, a évo­lué. Il était, aux débuts d'Israël, le symbole même de l'épopée sioniste. Mais nous vivons désormais une autre époque. Certains n'hésitent pas à affir­mer que le kibboutz a pris du ventre. Je suis moi-même un ancien kibboutznik, membre du kibboutz d'Aloumot en Galilée. C'est un fait, le kibboutz est, d'une certaine manière, victime du changement. À sa création, cette forme de collectivité révolution­naire était bâtie sur quatre besoins fondamentaux d'une nation en gestation puis en marche : le retour à la terre ; la création de générations de fermiers juifs pour aller à contre-courant de l'idée qui s'était ancrée dans les esprits selon laquelle les Juifs, contrairement à la plupart des hommes, gagnent leur vie grâce à l'air et non par le biais de la terre ; la surveillance de l'ennemi rendue possible par le fait que la majorité des kibboutzim étaient à l'époque situés le long des frontières', le maintien d'un idéal social égalitaire et prônant la responsabi­lité collective où se mêlaient des principes issus de la Bible, des thèmes chers à Tolstoï et des concepts issus de la social-démocratie. Et cela a duré plus de cinquante années. À présent l'industrie, peu à peu, remplace le monde agricole et cela affecte de nom­breux kibboutzim. D'autant plus que depuis long­temps c'est surtout l'armée, plus qu'eux, qui défend les frontières. Quant au principe égalitaire, il n'est pas dans la nature des choses et donne des signes extérieurs de faiblesse. Il correspond à une donnée de l'esprit qui constitue un défi pour le caractère humain. Tout cela fait que, oui, le kibboutz connaît une crise. Et c'est une réelle tragédie parce que la contribution des kibboutzim à l'édification d'Israël a été immense, sans commune mesure avec leur importance numérique. Grâce à eux, Israël a mis sur pied l'agriculture la plus développée qui soit. On raconte l'histoire suivante : « Un Juif réfléchit sur l'avenir du monde et soupire en se disant que, demain, les Chinois et les Indiens seront les deux grandes forces de la planète. Il pense : " Mon Dieu, comment allons-nous faire dans l'avenir ? Les Chinois, comme les Indiens, ne connaissent rien à Moïse ni à Abraham. Ils ne parlent pas l'hébreu et ne savent rien du problème juif. Ils nous sont complètement étrangers. " » Je comprends son inquiétude car il est vrai que ces deux peuples igno­rent, dans leur grande majorité, l'histoire et la reli­gion des Juifs. Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, c'est grâce à l'agriculture israélienne, à l'ex­périence unique des kibboutzim israéliens, qui les ont vivement intéressés et dont ils se sont inspirés pour les adapter à leurs propres besoins que Chinois et Indiens ont découvert quelque chose d'Israël. La parole des prophètes est immuable, mais c'est par les innovations dans le domaine agricole, que leurs des­cendants portent des messages d'espoir.
Hélas, comme la volonté farouche de réussite des kibboutzim ne s'est pas souvent accompagnée d'une détermination économique et financière adé­quate, des commerçants ont su tirer leur épingle du jeu et réaliser d'énormes profits avec le produit du travail des collectivités idéalistes qu'ont été les kib­boutzim et les mochavim 2. Le kibboutz, pour sur­vivre, cherche aujourd'hui à s'adapter à la vie moderne en introduisant notamment un peu d'indi­vidualisme dans ses règlements, en permettant, contrairement aux principes des débuts, à de l'ar­gent liquide de circuler, en acceptant l'idée d'objets en propriété privée : vêtements, mobilier... Songez que les systèmes traditionnels de couverture sociale ou de pensions de retraite n'y avaient pas cours. C'était totalement injustifié. Des gens travaillaient sans relâche, sans un jour de congé, sans assurances ni avantages sociaux. En tant que ministre des Finances 3, j'ai essayé de réduire ces inégalités et ces injustices qui avaient créé une véritable discrimina­tion. Et aujourd'hui, ces gens se retrouvent parmi les plus pauvres du pays. Heureusement, certains kib­boutzim, abandonnant l'agriculture, ont opté pour la haute technologie. Ce qui n'est pas si simple. D'autres se sont lancés dans l'industrie ou l'hôtellerie. Bien qu'il existe encore des kibboutzim agricoles, ils ne représentent plus la majorité. C'est un fait, une époque glorieuse, une époque héroïque, est révolue.
Il faut préciser cependant que si, lors de la créa­tion des fermes collectives de l'Israël des débuts, l'argent était honni, banni et méprisé, toute per­sonne qui séjournait en tant que membre dans un kibboutz repartait toujours avec un petit pécule. Cela est encore vrai aujourd'hui. Mais ce qui est important, surtout, c'est l'esprit véhiculé par le kib­boutz et qui demeure, indélébile, ancré au plus pro­fond de ceux qui ont connu l'expérience si extraor­dinaire de cette forme de société. C'est ce qui fait qu'on peut, lors d'une rencontre, immédiatement distinguer des autres quelqu'un qui a vécu cette expérience et qui possède de ce fait un esprit col­lectif et le sens des responsabilités. Le kibboutz est à l'origine d'une formation mentale et intellectuelle en Israël qu'on peut considérer comme remar­quable. Des centaines de milliers d'Israéliens sont à jamais marqués par cette éducation.
Ainsi, notre population s'est fortement modifiée, le kibboutz n'est plus ce qu'il était et l'esprit halout­zique, pionnier, des débuts d'Israël a perdu une partie de sa vigueur. Mais si la responsabilité collec­tive s'est émoussée au fil du temps au profit de l'in­dividualisation, il n'y a là rien que de très normal, en somme. Quand on en est à la création d'un pays, quand la guerre fait rage, il y souffle un sentiment collectif très fort. Puis, petit à petit, des positions plus personnelles émergent.
Dès lors, on peut se demander si le sionisme lui-même a changé et si nous, travaillistes, sommes toujours les mêmes, si nos accords de partenariat avec la droite n'ont pas modifié notre mentalité et notre sensibilité, nous éloignant de la gauche pour faire de nous des centristes.



1. Israël n'a de frontières définies qu'avec les pays avec lesquels il a signé des accords de paix, à savoir l'Égypte et la Jordanie. Les frontières avec le Liban, la Syrie et le futur Etat palestinien sont des lignes d'armistice qui feront l'objet d'aménagements dans le cadre de futures négociations.
2. Pluriel de mochav, village coopératif.
3.Shimon Peres a été vice-Premier ministre et ministre des Finances dans le deuxième gouvernement d'Union nationale, de 1988 à 1990.
Photo (Shimon Peres visite un Kibboutz) : D.R.