Tribune
|
Publié le 7 Avril 2010

Shimon Peres à paris - Une constitution pour l’État d’Israël ?

En attendant la venue en France du président de l’État d’Israël, Shimon Peres, qui sera à Paris à la mi-avril où il inaugurera, notamment, l’esplanade David Ben Gourion dans le 7ème arrondissement de la capitale, nous poursuivons la publication, en bonnes feuilles, d’ extraits du livre qu’il a écrit en 2003 en collaboration avec Jean-Pierre Allali, Un temps pour la guerre, un temps pour la paix (Éditions Robert Laffont).




Aujourd’hui : Une Constitution pour l’État d’Israël ?



Ces changements qui transforment Israël, sa démographie, ses structures, relancent régulièrement le débat sur la Constitution. Nous n'avons pas de Constitution et les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, se fondent chez nous sur une série de lois dites Lois fondamentales. Faut-il que nous franchissions le pas en nous dotant formellement d'une Constitution ? Cette insistance de certains a le don de m'irriter. Après tout, la Grande-Bretagne n'a pas de Constitution écrite. Cela ne l'empêche pas d'être une grande démocratie. Je pense en réalité que les onze Lois fondamentales (1) qui régissent le pays vont, peu à peu, subrepticement, se transformer en ce qui sera notre Constitution. L'État d'Israël possède une particularité unique, c'est qu'il s'est doté d'un gouvernement avant même d'exister. Plus étonnant encore : les partis, dans notre pays, existaient bien avant la proclamation de l'Etat. Celui-ci préexistait sous la forme de ce qu'on nomme le Yichouv (2). C'est pourquoi, quand l'Etat a été créé, il a dû s'adapter aux partis déjà en place alors que l'inverse eût été plus logique. Ce sont ces partis qui ont été à l'origine du système actuel d'élections à la proportionnelle qui les arrangeait bien. Hélas, on le voit aujourd'hui, ce système engendre un émiettement des suffrages qui sombre parfois dans l'absurde, protégeant les partis plus que l'unité de l'État et pénalisant les alliances. Le sort des gouvernements de coalition est fragile et de tout petits partis, même représentés par un unique député, peuvent faire la pluie et le beau temps. C'est la raison pour laquelle, afin d'éviter l'éclatement de certaines alliances, on a laissé les religieux avoir de plus en plus d'influence par le biais des partis qui les représentent et cela sans commune mesure avec leur importance réelle dans la population. On a ainsi glissé dangereusement vers un envahissement de la politique par la religion. Dans ce contexte, si les partis laïcs actuels se lançaient dans la rédaction d'une Constitution, ils se trouveraient, du fait de l'existence de forts partis religieux, dans une situation inextricable. La question des rapports entre la religion et l'État resurgirait immanquablement, montrant qu'en son temps David Ben Gourion avait eu raison de laisser cette question en jachère, la réservant aux générations futures. Malgré le demi-siècle qui est passé depuis cette époque, le moment n'est pas opportun pour se lancer dans une telle initiative. Je ne me hasarderais pas dans une telle entreprise. Ben Gourion avait tenté de faire deux choses : retarder la rédaction d'une Constitution et changer le système électoral. Je ne crois pas que l'urgence soit le premier sujet mais le second. Notre faiblesse réside dans notre système électoral qui doit être modifié. Treize partis politiques sont aujourd'hui représentés à la Knesset. Pour un petit pays comme le nôtre et pour cent vingt députés en tout, c'est hors de proportion ! Napoléon disait : « Je préfère faire la guerre contre une coalition qu'avec une coalition. » Il avait raison. Cette anomalie bloque tout un ensemble d'initiatives intéressantes et novatrices. Il faut absolument parvenir à un système où nous aurions deux ou trois partis politiques au Parlement. Ou un peu plus. Pas treize, en tout cas. Mais un nombre raisonnable. Comme en Grande-Bretagne et dans la plupart des grands pays européens. Comme dit Lévi-Strauss, si votre balance est fausse, ce n'est pas le résultat qu'il convient de changer, mais l'appareil. Une boutade dit que la Constitution britannique tient en trois mots : It’s not done : « Il y a des choses qui ne se font pas (3). » La pratique citoyenne quotidienne, le fair-play ne sont pas moins importants que la Constitution. Alors, une Constitution pour Israël ? Il faut y songer, avancer pas à pas, tenter de contourner les problèmes que ne manqueront pas de soulever les partis religieux avec des arguments souvent délicats, mais ce n'est pas une obligation absolue.



Je fais partie de ceux qui ont fait l'histoire de notre pays. Quand je me permets de rappeler tout simplement la vérité, je vois le spectre des « nouveaux historiens » israéliens (4) resurgir et brandir un doigt vengeur : « Les choses ne se sont pas réellement passées ainsi, les Arabes n'ont pas fui la Palestine en 1948. On les a chassés. Jamais le grand mufti Hadj Amine el-Husseini ne les a incités à quitter les lieux provisoirement afin d'y revenir quand le territoire aurait été expurgé des Juifs qui s'y étaient installés... » Ces gens-là écrivent l'Histoire. Moi, je l'ai vécue. Ce sont deux choses complètement différentes, parce que si certains prétendent avoir découvert quelques bouts de papier où Ben Gourion aurait dit ceci ou cela, moi, personnellement, j'ai été aux côtés de Ben Gourion pendant dix-huit ans. Jour et nuit. Je peux vous assurer que je connais parfaitement sa position à cette époque. Il était opposé à l'idée de forcer les Palestiniens à quitter leurs villes et leurs villages. Bien au contraire. Certains disent vraiment n'importe quoi. Je veux bien qu'ici ou là il y ait eu quelques erreurs ou omissions dans la relation de l'histoire d'Israël mais, pour moi, les nouveaux historiens ne décrivent pas la réalité. J'ai vu des choses, j'ai participé à des événements et même si je ne peux pas prétendre à l'objectivité, je pense que je m'astreins à la plus grande honnêteté intellectuelle possible.



Quelques années avant, c'eût été impossible. Quelques années après, il eût été trop tard. L’aventure de la renaissance d'Israël a été tellement extraordinaire, il a fallu que tant de fenêtres d'opportunité s'ouvrent au bon moment pour que ce qui paraissait être un mirage inaccessible se réalise, que les ennemis irréductibles d'Israël, jaloux et vindicatifs, reviennent à la charge. Israël, clament-ils, n'est qu'un accident de l'Histoire. Cet État n'a pas d'avenir et il est appelé à disparaître dans un futur proche. Du fait de l'importante minorité arabe, de sa forte démographie, de la guerre, des velléités de départ de certains habitants, l'État hébreu n'en a plus pour longtemps. À ces oiseaux de mauvais augure, je veux répondre sans ambages.



Israël, ce sont trois choses : la terre, le peuple et le concept. Et, au lieu de voir, au cours des siècles, le peuple garder le concept, c'est le concept qui a gardé le peuple. Le peuple juif, plus que tout autre peuple, a connu des pertes humaines tragiques : les persécutions, les conversions forcées, les pogromes, la Shoah... Et, pourtant, nous avons survécu à tout cela. Nous sommes toujours là, des milliers d'années après notre dispersion. Nous sommes un peuple modeste par le nombre, mais, on peut le dire sans forfanterie, assez grand par ses idées, sa philosophie, sa foi. On ne trouve nulle part dans l'Histoire d'autre exemple de groupe humain porté par une telle détermination révolutionnaire et par un tel désir millénaire et tenace de changement de sa condition. À cela s'ajoutent notre grande culture et nos traditions construites au cours des siècles dans des centaines de pays et de contrées à travers le monde. Bien entendu, les choses changent, évoluent. Israël change. Mais la France aussi change, avec, notamment, des apports de nouvelles populations venues du nord de l'Afrique qui font que l'islam est peu à peu devenu la deuxième religion de ce pays. L'Europe se bâtit et passera bientôt à vingt-cinq membres, l'Amérique, de Wasp (5), est devenue métissée. En réalité, le monde entier est en perpétuel devenir. C'est en grande partie dû à l'abolition progressive des frontières qui perdent peu à peu de leur importance. Et l'ouverture des frontières amoindrit les divisions ethniques qui ont tendance à s'estomper. Aucun pays à travers la planète n'a d'avenir s'il n'accepte pas le droit à la différence comme élément essentiel de sa raison d'être. La démocratie, ce n'est pas seulement le droit à être égal mais à être égal dans la différence.



Jean-Pierre Allali



Notes :



1. Parmi les principales Lois fondamentales figurent la Loi du Retour (5 juillet 1950, amendée en 1954 et en 1970) et la Loi sur la Dignité et la Liberté de la personne (17 mars 1992, amendée le 9 mars 1994).



2. Ce vocable désigne la communauté juive de Palestine avant la proclamation de l'État juif.



3. Ce principe est à rapprocher d’une célèbre maxime de Hillel, sage juif du 1er siècle avant J.-C., qui enseignait : « Ce qui te déplait, ne le fait pas à ton prochain. C’est là toute la loi, le reste n’en est que le commentaire. Va et étudie »



4. École d'historiens, de sociologues et de politologues israéliens, dits « postsionistes », qui ont entrepris de reconsidérer l'histoire du sionisme. Le plus connu et le plus controversé est Ilan Pappe.



5. Sigle traduisant le caractère « blanc » de la population et composé des mots White (Blanc), anglo-saxon, protestant.



Photo : D.R.