Tribune
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Publié le 2 Septembre 2011

Un coup de colère à Dinard, par Francine Szapiro

Ce texte est publié dans la rubrique Tribunes Libres réservée aux commentaires issus de la presse. Les auteurs expriment ici leurs propres positions, qui peuvent être différentes de celles du CRIF.



Aujourd’hui, Ce n’est pas un coup de cœur que je voudrais partager avec vous, mais un coup de colère.
Je suis, comme il y a deux semaines, toujours en Bretagne, mais cette fois – ci à Dinard, une station balnéaire proche de Saint Malo et du Mont Saint Michel, à trois heures de train de Paris.
Dinard est une petite ville en bord de mer, connue pour ses promenades, pour la beauté de ses couchers de soleil, pour le charme de ses villas anciennes et pour les célébrités qui, au cours du dernier siècle, l’ont fréquentée – avec parmi ces célébrités un israélien, l’écrivain David Shahar qui passait ici tous ses étés, et un des plus grands poètes juifs de langue française, Edmond Jabès. La plage a, pendant plusieurs décennies, accueilli une colonie d’adolescents, gérée par le Consistoire Central, une fondation des familles Rothschild et Sassoon qui toutes deux avaient ici de très belles résidences. Pendant la seconde guerre mondiale, il y a eu des déportations à partir de Dinard, et une rue de la ville perpétue le nom d’un déporté qui n’est pas revenu, Raphaël Veil. Le pianiste israélien, David Greilsamer, une des étoiles montantes de la musique classique, est venu ici, il y a quelques années, participer à un concert dans le cadre du Festival de Musique de la Côte d’Emeraude, et l’on a pu y croiser, lors du Festival du Film Britannique, Gad Elmaleh ou Serge Moatti, tandis que Josée Dayan a choisi la baie pour y tourner un de ses films.
Alors pourquoi ma colère ?
La ville, depuis une douzaine d’années, prétend se doter d’une politique culturelle et présenter des expositions de portée nationale, voire internationale. Les débuts de cette activité ont été prometteurs, avec des rétrospectives de Picasso et de Foujita (qui tous deux avaient fréquenté Dinard), ou des manifestations consacrées à Jules Verne, puis à Botero…. Il y a deux ans, François Pinault, qui a dans la région des attaches familiales, avait prêté une partie de ses collections vénitiennes et la nouvelle municipalité semblait vouloir, depuis, s’engager dans la voie de la modernité, ce qui en soi n’a rien de blâmable.
Mais c’est pourtant ici que le bât blesse. Cette année, dans l’exposition baptisée « Big Brother » et sous titrée « l’artiste face aux tyrans », ce n’est pas la modernité qui est en cause, mais le choix des œuvres. Certaines, en effet, d’où mon amertume et ma colère, passent les bornes de l’acceptable, et c’est d’autant plus insupportable que la présence juive, je vous l’ai dit, est évidente dans l’histoire de Dinard.
Cette exposition « Big brother », avec moins de soixante pièces, est vite vue. Elle aurait pu être, de Goya (qui en est absent – le circuit commence avec Kate Kollwitz) à nos jours, passionnante. Mais parmi ces soixante pièces, quatre au moins, soit presque dix pour cent du total, sont tendancieuses, pour ne pas dire pire, évoquant une toute autre tyrannie que celle des dictateurs.
Je vais maintenant vous les énumérer et vous décrire, un peu dans le désordre, comme je les ai découvertes, ces pièces tendancieuses, en vous signalant aussi quelques - uns des commentaires qui ont été faits devant moi ou que j’ai relevés sur le livre d’or de l’exposition.
Ce qui m’a choquée d’emblée, c’est, sur cinq mètres de long et plus de deux mètres de haut (il était difficile de l’ignorer !), un Mickey lumineux, en tube de néon, montrant du doigt l’inscription que nous ne connaissons que trop « Arbeit macht frei - le travail rend libre », c'est-à-dire l’inscription qui se trouve au fronton d’Auschwitz. Et, devant moi, le commissaire de l’exposition expliquait, le jour du vernissage, que cette « œuvre » de Claude Lévêque symbolisait l’aliénation de l’individu par le travail, quel que soit le camp.
J’ai essayé alors de réagir à cette banalisation outrancière de l’expérience concentrationnaire (qui confinerait presque à une forme de négationnisme). J’ai essayé d’expliquer à ce commissaire et à ceux qui l’entouraient qu’Auschwitz n’était pas un camp de travail mais un camp d’extermination. Le commissaire n’a rien répondu et, lors d’une visite guidée ultérieure, une guide a déclaré que chacun pouvait voir dans cette œuvre ce qu’il voulait !
Il aurait pu ne s’agir que d’ignorance. Mais d’autres œuvres dans l’exposition - et la façon dont elles sont présentées – amènent à se demander s’il n’y a pas, en réalité, une volonté délibérée de troubler, d’influencer les esprits de visiteurs.
En effet, après que mon attention ait été ainsi attirée et révoltée par ma première découverte, j’ai commencé à regarder de plus près les autres œuvres exposées. Et mon amertume d’abord, puis ma colère, sont allées croissantes, jusqu’à m’interroger sur la réflexion qui avait présidé à ces choix. Voici pourquoi.
Dès l’entrée, ce que j’avais pris pour un cordon de guidance est en fait une suite de nattes de cheveux tressés - or le seul endroit que je connaisse où l’on ait ainsi utilisé les cheveux des victimes pour fabriquer précisément des objets utilitaires, c’est Auschwitz – sans que rien ne le rappelle dans la notice de cette œuvre.
Puis, quelques mètres plus loin, l’agression se fait plus franche encore : un visage ensanglanté d’Hitler s’accompagne d’une légende en anglais « German Express - trait d’union - Sionism », avec, particulièrement blessant, ce trait d’union séparant les syllabes Express et Sionism, isolant ce dernier mot comme pour relier visuellement le sionisme et Hitler, comme pour créer une parenté non formulée, subliminale mais bien présente, entre les deux. Interrogé à ce sujet, le commissaire de l’exposition a déclaré, ce qui paraît incroyable, et je cite « qu’il n’avait pas remarqué le trait d’union ! »
Ma colère monte, mais la catastrophe ne s’arrête pas là. Sur le même mur que le Mickey montrant Auschwitz, entre un portrait de Ben Laden et une photo sur laquelle des jeunes cagoulés jettent des pierres, un Maguen David de deux mètres de haut se détache d’autant plus sur le mur blanc que l’étoile est formée par vingt quatre matraques noires accolées, vingt – quatre matraques noires qui sont comme autant d’accusations de brutalité adressées au peuple juif tout entier et pas seulement à l’Etat d’Israël - car il ne faut pas oublier qu’avant d’être un des emblèmes de l’Etat d’Israël, l’étoile de David est un des symboles du judaïsme dans sa globalité. Cette présentation est d’autant plus malsaine et visiblement orientée que les jeunes, sur la photo, jettent leurs pierres en direction du Maguen David, ce qui ne peut que renvoyer le visiteur à l’intifada. Or en s’approchant de tout près pour lire la légende, on découvre au contraire que la photo a été en réalité prise en Grèce ! La juxtaposition, aux yeux du visiteur, induit ici un amalgame particulièrement pernicieux, un amalgame qu’il est difficile de croire involontaire.
D’autres œuvres sont aussi blessantes, pour nous ou pour d’autres et c’est d’autant plus dommage qu’il y a aussi, dans ce fatras, des créations tout à fait intéressantes, ici l’œuvre d’un grand artiste chinois obsédé par le cadavre de Mao, là une pianiste jouant du Mozart que la vidéo transforme en bruit de bottes, ou un « Maréchal Putain » signé par Martial Raysse … Mais même ces quelques œuvres de réelle qualité n’ont plus suffi, après le premier choc du Mickey et la découverte de ce qui l’accompagnait, à calmer une colère que je partage d’ailleurs, si j’en juge par des inscriptions relevées sur le livre d’or, avec de nombreux visiteurs.
Je me suis un moment demandée si l’agence de communication de cette exposition, qui est aussi l’agence de communication du Mémorial de la Shoah, avait vraiment eu en mains, avant de se charger de cette mission, toutes les pièces du dossier.
Et il faut aussi signaler, pour compléter le tableau à l’approche des élections, en vrac, que l’association Euro – Palestine, particulièrement active à Saint - Malo, déborde parfois sur Dinard, que le Conseil Régional de Bretagne a soutenu et subventionné avec l’argent des contribuables la flotille française vers Gaza, que le commissaire de cette exposition « Big Brother » a refusé d’être interviewé sur une des radios de la communauté juive, et que la ville de Dinard, depuis deux ans, multiplie les manifestations sur et autour de Céline.
Devant cette accumulation de dérives, l’héroïsme des bretons, qui avaient été nombreux dès le début de la guerre soit à rallier De Gaulle à Londres, soit à s’engager dans la Résistance, semble dater d’une autre époque….
Après ce coup de colère et d’amertume, qui ne m’empêchera pas, tant la région est belle, de retourner en Bretagne l’an prochain, je reviendrai vers vous, avec mon émission « De l’Art et de la Vie », mercredi 7 septembre à 22 heures, pour évoquer, avec Raphaël Elmaleh, les prochaines Journées Européennes de la Culture et du Patrimoine Juifs.
(Radio Judaïques FM (94.8), 28 août 2011)
Photo : D.R.