Tribune
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Publié le 6 Février 2014

Armes chimiques en Syrie: "Un crime contre l'humanité réduit à une question technique"

Propos recueillis par Catherine Gouëset, interview publiée dans l’Express le 5 février 2014

 

Le régime syrien a pris du retard sur le démantèlement des armes chimiques prévu par l'accord conclu en septembre. Le point sur les derniers développements de la crise syrienne avec Thomas Pierret, spécialiste de la région. 

 

Une fois de plus, la Syrie n'a pas respecté, le 5 février 2014, l'une des dates butoir fixées par l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques pour le démantèlement de son arsenal. Dans le même temps, le régime syrien multiplie les bombardements contre les secteurs rebelles dans l'est d'Alep, qu'elle tente de reprendre, tuant plus de 150 personnes en quatre jours. Thomas Pierret, maître de conférences à l'Université d'Édimbourg et spécialiste de la région, fait le point pour L'Express, sur les derniers développements de la crise en Syrie. 

Le retard de la Syrie sur ses engagements pour l'évacuation de ses armes chimiques constitue-t-il une surprise?

 

Non, il était à prévoir que le régime chercherait à gagner du temps -stratégie qu'il pratique systématiquement dans tous les domaines- dans l'espoir d'un changement de donne qui ferait voler en éclats l'accord sur le démantèlement de son arsenal chimique. Il est par ailleurs très possible que le régime ait dissimulé certains armements chimiques aux inspecteurs de l'ONU dans le but de conserver une capacité non-conventionnelle quand bien même le processus de démantèlement serait mené à son terme. Même si l'accord russo-américain sur les armes chimiques a été une aubaine pour Assad, lui épargnant une intervention militaire occidentale et le rétablissant en tant qu'interlocuteur légitime de la communauté internationale, il n'en demeure pas moins que le régime n'est pas enthousiaste à l'idée de se séparer d'un programme militaire chimique dans lequel il a investi énormément et dont l'attaque d'août dernier à Damas montre qu'il est potentiellement utile aux forces loyalistes dans la guerre qu'elles mènent contre les rebelles: l'attaque chimique du 21 août avait été utilisée, après de dangereuses avancées rebelles en direction du centre-ville, pour préparer une contre-offensive terrestre de dix jours dans les banlieues orientales de Damas.

 

La focalisation sur la question des armes chimiques semble incongrue dans le contexte actuel. Elle semble avoir surtout servi à refaire d'Assad un interlocuteur de premier plan...

 

C'est tout le problème de l'accord russo-américain de septembre, qui a réduit un crime contre l'humanité à une question de désarmement purement technique. Pour l'instant, dans le cadre de la conférence de Genève, la diplomatie américaine semble revenir à une position plus rigoureuse en mettant l'accent sur la nécessité d'une transition politique en Syrie, c'est-à-dire en affirmant vouloir traiter le problème syrien à sa source. On peut toutefois se demander combien de temps les Américains résisteront à la tentation d'écouter ceux qui veulent, encore une fois, réduire le traitement du problème syrien à des considérations techniques, aide humanitaire, cessez-le-feu localisés, contre-terrorisme, sans s'attaquer au fond du problème.

 

En marge des tractations sur les armes chimiques, le régime continue de bombarder les zones rebelles avec des armes conventionnelles. Pourquoi un tel acharnement sur Alep?

 

Il s'agit de briser le moral des habitants de la moitié orientale de la ville, contrôlée par les rebelles. Cette campagne aérienne survient au moment où les forces du régime tentent, au sol, d'encercler ces quartiers pour les isoler du reste de la province, tenue par les rebelles. Ces bombardements aveugles, qui constituent la pire campagne de ce genre contre Alep depuis le début de la guerre, sont aussi une conséquence directe de la conférence de Genève, qui allège encore un peu plus la pression sur Assad puisque les diplomates, Lakhdar Brahimi [l'émissaire spécial de l'ONU et de la Ligue arabe sur la Syrie] en tête, s'accordent désormais pour annoncer un processus de négociation "long et difficile". Puisque toute réponse autre que diplomatique à ce carnage est exclue tant que perdurent de "longues" discussions, Assad a les mains libres… Lire la suite.