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Gouverner au nom d'Allah n'est cependant ni un livre savant ni un pamphlet, mais un ouvrage accessible à tous qui dresse un large panorama de l'islam contemporain et de ses rapports avec les pouvoirs. Un travail d'écrivain, avant tout, qui conduit l'auteur à dénoncer sans retenue les dangers que, selon lui, font courir aux populations l'islamisme et ses propagateurs conscients ou inconscients.
Jeune Afrique : Comment expliquez-vous ce "silence assourdissant des intellectuels" dans le monde musulman à propos de l'islamisme ?
Boualem Sansal : La peur, sans doute. Mais il y a des raisons plus profondes. Dans le monde arabo-musulman, organisé historiquement autour de structures féodales, il n'y a jamais eu que des intellectuels de cour. Il en allait certes de même au Moyen Âge, en Europe, où les livres étaient dédiés à quelque altesse et où il fallait obtenir l'imprimatur du roi et craindre l'Église. Mais, petit à petit, ces intellectuels se sont émancipés.
À vous lire, un premier paradoxe frappe : l'univers de l'islam, qui rassemble désormais un quart de la population mondiale, plus que les catholiques, peut sembler triomphant, et pourtant, il n'a jamais autant été remis en question, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur...
C'est tout à fait vrai, en tout cas pour les pays arabes. Voilà en effet une société avec ses structures archaïques qui a été plongée au XXe siècle, comme le monde entier, dans l'univers de la modernité. Mais alors que les pays et les peuples les plus traditionnels, comme les Japonais et les Indiens, voire les Inuits, mais aussi les Chinois et même beaucoup d'Africains, ont accepté cette modernité tout en exerçant un droit d'inventaire, le monde arabe n'a pas réglé la question. Il est resté dans l'ambiguïté. On tient un discours sur la démocratie... et puis on rentre à la maison et on enferme sa femme et sa fille. On a peur de ce qui pourrait détruire les structures patriarcales. Pas étonnant que nos sociétés soient clivées. Ce n'est pourtant pas une fatalité. Rien ne devrait empêcher les évolutions. Je me souviens encore de débats, il y a une cinquantaine d'années, avec des étudiants en économie sur le prêt à intérêts, le profit et leur interdiction par le Coran. Tu me prêtes 100, je te rends 100, et c'est tout, affirmaient-ils. De fait, d'un bout à l'autre de la planète, presque tous les musulmans avaient fini par accepter le principe des intérêts, même quand ils étaient usuraires : on empruntait à plus de 20 % et on prêtait aussi à plus de 30 %. Quand on veut changer les choses, on le peut. Seulement voilà, sous l'impulsion des islamistes, notamment de l'Arabie saoudite, on est revenu là-dessus et on a inventé le concept de finance islamique. Qui ne trompe personne, puisqu'il ne s'agit que d'un habillage qui permet des opérations pires que le prêt à intérêts.
L'essor de l'islamisme dans le monde arabo-musulman était-il inéluctable ? Et sera-t-il durable ?
J'ai la conviction, même si c'est difficile à démontrer comme tout ce qui est intuitif, que nous sommes entrés dans un processus où l'islam est progressivement remplacé par l'islamisme. Une nouvelle religion avec ses prophètes et ses compagnons - Ben Laden et les autres. Ce nouvel islam prospère d'autant plus que l'islam d'avant est plus ou moins mort depuis l'effondrement des grands califats. À l'exception, quand l'Empire ottoman était encore vivace, du califat qu'il abritait, lequel, menacé par l'Europe, a disparu à son tour. Pour assurer sa survie, le monde ottoman a dû se convertir au Nouveau Monde et, fait extraordinaire, a lui-même supprimé le califat. C'est comme si les catholiques supprimaient le Vatican ! De la religion n'est plus alors restée que la tradition. Jusqu'à l'irruption de l'islamisme, certes encore balbutiant, mais qui invente des théories - quitte à les contredire parfois - et qui ne part pas de rien : il y a les travaux de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, et ceux d'autres penseurs avant lui. Il a élargi le spectre de ce qui concernait l'islam, proposant une réflexion non seulement sur la finance internationale, mais aussi dans d'autres domaines, à commencer bien sûr par celui de la politique avec l'idée de République islamique. Il ne manque aux islamistes pour l'instant, pour véritablement rayonner, pour pouvoir créer des universités, etc., qu'une expérience concluante dans un pays.
Que le Printemps arabe, qu'ils n'ont pas initié, ait tant profité finalement aux islamistes vous a-t-il surpris ?
Beaucoup de gens se souviennent, heureusement, que, dès le début, je n'ai guère cru à l'avenir de ces mouvements. On me trouvait pessimiste, beaucoup trop négatif. S'il y a eu de la colère et une révolte, cela n'avait rien de surprenant, car tout allait mal dans les pays arabes. Il y avait partout comme une cocotte-minute prête à sauter. Il suffisait d'une étincelle. Mais après ? Je peux me référer à l'expérience algérienne, car on a vécu une sorte de Printemps arabe en 1988. Comme il n'y avait pas de relais pour encadrer cette révolte, cela n'a pas duré. D'autant que les islamistes algériens ne songeaient au début qu'à réislamiser la société, pas à prendre le pouvoir. Mais il y a alors eu des manipulations à tous les niveaux - les opposants à la politique de libéralisation de Chadli, les services secrets, les différents clans, etc. -, et personne, car ils étaient tous incompétents, n'a maîtrisé la situation. D'où la victoire, lors des élections municipales, puis au premier tour des législatives, faute d'une autre solution, de la seule force un peu organisée, à savoir les islamistes. Quand tout va mal, quand il y a une crise grave, on ne va pas voter, ou alors on donne sa voix aux extrêmes. Il n'est donc pas surprenant que le Printemps arabe ait conduit au succès électoral des islamistes. Qui, comme en Algérie, là, du fait de l'armée, à laquelle revient toujours le dernier mot, ont démontré qu'ils ont du mal à éviter l'échec quand ils approchent du pouvoir ou l'exercent.
Rien à mettre à l'actif du Printemps arabe ? Aucune raison d'être un tant soit peu optimiste quant à l'avenir des pays arabes ?
On peut noter que le Printemps arabe a accéléré le processus de désintégration de cette abstraction, cette fausse barbe, qu'est la nation arabe, l'identité arabe. Si cela pouvait conduire les gens à retrouver leur identité, qu'elle soit berbère, kurde, etc., voilà qui serait bien. Mais au final, il faut bien reconnaître que tout ce qui s'est passé à ce jour dans les pays du Printemps arabe pousse au pessimisme. Même si des petites choses peuvent le relativiser. Notamment quelques signes d'émancipation des jeunes et des femmes. Ainsi que le repositionnement international de certains pays occidentaux qui ont trop longtemps cru que la realpolitik leur imposait d'accepter les islamistes et toutes leurs pratiques. Mais comment ne pas être très inquiet quand on voit que même les musulmans qui ne sont que musulmans, cette majorité de pratiquants modérés, font aussi le lit de l'islamisme. Il suffit de les entendre parler pour voir que, pour eux, l'islam est au-dessus de tout, qu'on peut tout critiquer, même les choses les plus sacrées, mais pas l'islam. Impossible de les convaincre d'assouplir leur position. Il n'y a donc pas d'autre solution que de s'appuyer sur un cadre légal pour dire ce qui est permis, ce qui est toléré et ce qui est interdit. Il faut élaborer des règles du vivre-ensemble, claires pour tout le monde, et les imposer… Lire l’intégralité.