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À cette heure matinale d’une journée de la mi-septembre, le jardin fermé est presque vide. Seul le bourdonnement des abeilles occupées à butiner les fleurs situées près de la table où nous nous trouvons brise le silence. Même les employés qui se rendent dans l’une des ailes élégantes de l’immeuble le font en silence. Ils rentrent dans les bureaux de la fameuse collection La Pléiade. Tout français cultivé se doit d’avoir chez lui les livres de cette collection réservée aux auteurs classiques.
Boualem Sansal consacre sa brève visite dans la capitale française à réunir des intellectuels et auteurs venus de tous les coins d’Europe, et aussi à une conversation avec moi, journaliste d’Israël. En effet, Israël est au cœur de la tourmente pour Sansal, depuis que celui-ci a décidé de s’y rendre, de se sentir « joyeux » au retour, et de s’être même exprimé par écrit sur son euphorie.
La double identité
L’histoire mouvementée de Sansal débute en 1949 en Algérie où il est né dans un petit village. Après des études d’ingénieur, il rentre au service du gouvernement de » l’Algérie Nouvelle « . Très à l’aise dans ses nouvelles fonctions, il se découvre au fil des ans une nouvelle passion : écrire en français, la langue littéraire en Algérie. C’est Rachid Mimouni, un ami du temps où ils étaient étudiants, qui l’encourage et le soutient. Mimouni est mort en France, pour lui terre d’exil, en 1995, après avoir été contraint de quitter son Algérie natale sous la menace des islamistes.
Sansal se lance dans son premier roman l’année suivante, 1996. Gallimard qui le fait publier lui conseille d’utiliser un pseudonyme, par souci pour sa sécurité. La guerre civile en Algérie entre l’armée et les islamistes avait alors diminué d’intensité, mais celui qui avait le courage de critiquer les uns ou les autres prenait un risque mortel. Malgré tout Sansal décide de publier Le serment des barbares sous son vrai nom, en France en 1999. Il a alors 50 ans. C’est l’histoire d’un Algérien qui revient au pays après un séjour de 30 ans en France et qui est assassiné de façon mystérieuse. Le roman présente l’Algérie de la fin du vingtième siècle sous un jour très défavorable. »Le livre a eu un accueil délirant en Algérie » dit-il de son premier roman. « Persuadé que ce succès était dû à ce que j’avais osé écrire, je me berçais d’illusions. Un an après la tendance commençait à changer, car le public a fini par lire ce que j’avais vraiment écrit sur le gouvernement, la religion et la nation même. J’ai fini par comprendre que ce qu’ils avaient aimé, était qu’un auteur algérien avait été publié par la prestigieuse maison Gallimard et rien d’autre. On était en 1999, Bouteflika est élu Président. Le pays est alors sorti d’une période abominable où la mort était présente dans la rue, comme en Syrie de nos jours. L’armée utilisait l’artillerie, le napalm contre la population. Les islamistes de leur côté massacraient des villages entiers. C’est alors que Bouteflika est parvenu au pouvoir en parlant de paix, de démocratie et de réconciliation nationale. C’est juste à ce moment que mon roman a été publié ».
Le succès initial de Sansal était fonction de l’image que le pouvoir tentait de projeter : une sorte « d’Algérie nouvelle » dont les fils sont reconnus en tant que promoteurs de la culture par la France même, l’ancien occupant. Sansal se souvient, « à un moment, j’ai reçu une invitation du Palais présidentiel à me joindre à la suite de Bouteflika pour une visite officielle aux États-Unis. J’ai alors décliné poliment. Plus tard, j’ai été invité à rejoindre la suite présidentielle pour une visite à Davos. Je passais mon temps à refuser des invitations de ce genre. J’expliquais alors que j’étais un fonctionnaire ne faisant pas partie du régime. Je refusais que l’on se serve de moi. Ils se sont mis à utiliser la presse pour m’écorcher. Vous savez, personne ne lit en Algérie. On achète des livres pour les placer sur des étagères, dans un but décoratif, et aussi pour montrer que l’on est fier de son Algérien qui a réussi à l’étranger. Les journalistes et les critiques ont commencé à expliquer au grand public ce que j’avais exactement écrit dans mon premier roman. Ils ont prétendu que j’avais décrit le colonialisme français de façon positive, ce que je n’ai jamais fait. Tout ce que j’ai écrit est que l’image n’est jamais noire ou blanche, et qu’il faut creuser un peu pour faire avancer les choses. En raison de mes articles dans la presse, je suis devenu l’auteur islamophobe, nostalgique de l’occupation française ».
Sansal s’est alors demandé s’il n’était pas préférable de démissionner de ses fonctions. Il accusait en permanence le service public de corruption, ce même service public qui l’employait. D’un autre côté, il tenait à rester à son poste en raison des réformes industrielles qui devaient être mises en place dans le cadre de ses activités professionnelles. En outre « Je ne me sentais pas dans la peau d’un écrivain. Je me voyais en tant que fonctionnaire dont la passion est l’écriture, et je n’avais pas l’intention de devenir un auteur de métier ».
Il a alors commencé à recevoir des « avertissements ».
« On m’a fait comprendre que j’étais devenu trop critique du gouvernement. Ce qui pouvait passer dans les livres publiés à l’étranger ne pouvait pas être toléré dans des interviews paraissant dans Le Monde ou Le Nouvel Observateur » . Sansal ignorait ces « conseils amicaux » qui devinrent alors des menaces. « On m’a fait comprendre que si je continuais comme cela… Mais je suis entêté, en particulier sous la menace ». Il poursuivait une double vie : les week-ends à Paris, invité à parler ou à prendre part à des conférences, le reste du temps dans son bureau d’Alger.
« J’ai alors découvert les avantages du week-end musulman – jeudi et vendredi – cela me permettant de me rendre en France sans avoir à demander de congé ».
Pour le choc frontal, ce n’était qu’une question de temps. » Un article a été publié dans un journal français dans lequel je dénonçais la politique de Bouteflika. Par l’entremise d’un appel téléphonique de son chef de cabinet, Bouteflika exigeait que je quitte mon poste sur-le-champ. À ma demande pour une explication écrite sur les motifs de mon congé, Bouteflika fit répondre qu’il n’en était pas question et qu’il confirmait que je devais quitter mon poste immédiatement ».
C’est ainsi qu’en 2003, après la publication de son troisième roman, Sansal s’est retrouvé « auteur à plein temps » malgré lui. « Au final, ces événements ont eu leur côté positif, et n’ont fait que décupler mon besoin de lutte ».
Islamisme et Nazisme
Son image de marque dans son pays natal sombre encore un peu à la parution de son livre le plus controversé à ce jour « Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller ». Il s’agit de l’histoire de deux frères algériens dont le père d’origine allemande est assassiné par des islamistes et qui découvrent que ce père était un criminel de guerre nazi.
Sansal montre dans ce roman une grande sensibilité au sort des Juifs pendant la Shoah, et de façon simultanée il dresse le parallèle par qui le scandale arrive : islamisme et nazisme.
Ce parallèle ne justifie-t-il pas les crimes perpétrés par le gouvernement contre les islamistes algériens ?
« Certains ont été surpris par ce parallèle, ils avaient toujours pensé que l’Islam extrême n’était qu’une expression un peu trop poussée de la religion. J’ai dû leur rappeler, par exemple, l’histoire du Grand Mufti de Jérusalem durant la Deuxième Guerre mondiale : Hajj Amin al-Husseini, qui a collaboré avec les nazis, a rencontré Hitler, et pensait pouvoir se débarrasser des Juifs de sa région avec son aide.
L’enchantement à Jérusalem
Sansal admet qu’il a longuement pensé à l’idée d’accepter l’invitation au Salon International des écrivains en 2012 à Jérusalem.
« Un Algérien en Israël, ça ne pouvait pas passer inaperçu » nous dit-il, mais finalement, il a décidé d’y aller en l’annonçant de façon publique.
Le Hamas a immédiatement dénoncé la décision de Sansal : se rendre en Israël représentait « un crime dirigé contre le million et demi de martyrs algériens qui avaient donné leur vie pour la liberté de leur peuple ».
« Avant moi, d’autres Algériens s’étaient rendus en Israël de façon secrète. Si quelqu’un doit s’exprimer au nom de la Communauté arabe et des musulmans du monde, ce sont bien les intellectuels, après tout attendrait-on d’un maçon qui travaille en Israël qu’il fasse une déclaration à son retour ? »
Sansal a été émerveillé par sa visite en Israël, et à son retour, il a relaté son expérience à un site français sous le titre Je suis allé à Jérusalem… et j’en suis revenu riche et heureux. « Quel séjour et quelle réception ! » Ses éloges les plus chaleureux, il les réserve à Jérusalem : « Une vraie capitale avec des rues et des trottoirs propres, des immeubles impressionnants, des arbres soignés, et des touristes du monde entier sauf des pays arabes. Ils ne peuvent pas visiter cette région berceau de leur civilisation, soit-elle chrétienne ou musulmane. »
« Depuis mon retour au pays, c’est l’angoisse au quotidien. Tout d’abord, je vis dans un pays arabe et je me suis rendu en Israël, trahissant du même coup la religion, le monde arabe et les martyrs. Plus incompréhensible a été la réaction très violente du monde occidental, ce déferlement de haine, cet antisémitisme qui fait que de nombreuses personnes qui me lisaient ne m’adressent plus la parole. »
Le retour de bâton
La punition « officielle » a été infligée quelques jours avant la cérémonie prévue pour la remise du Prix du Roman arabe qui devait récompenser Sansal pour sa dernière œuvre littéraire Rue Darwin. Ce récit en partie autobiographique décrit le quartier dans lequel Albert Camus a grandi. La cérémonie qui devait avoir lieu à l’Institut du Monde Arabe à Paris était « reportée » selon un mail de l’Ambassade de Jordanie à Paris : »décision due à la situation au Moyen-Orient ».
En fait, les ambassadeurs des pays arabes en poste en France prenaient la décision de « punir » Sansal pour sa visite à Jérusalem.
C’est à ce moment qu’Olivier Poivre d’Arvor, directeur actuel de la station radio France Culture entre en lice. Olivier Poivre d’Arvor qui avait rempli d’importantes fonctions au Quai d’Orsay et connaissait très bien la culture du monde arabe, faisait justement partie du jury qui avait attribué le prix à Sansal. Choqué et ulcéré d’apprendre que la cérémonie avait été « reportée », et qu’en réalité, une tentative était faite de déposséder Sansal de son prix, il l’a appelé.
« Olivier ne se contenait plus » se souvient très bien Sansal, et il hurlait au téléphone « c’est un scandale, je démissionne de ce jury » et Sansal tentant de le calmer « laissez tomber, ce sont des Arabes, vous n’allez qu’envenimer les choses, et de plus je ne le prends pas de façon personnelle. Qu’ils le gardent leur prix ».
Olivier Poivre D’Arvor a alors publié un article dans Libération, Pourquoi je démissionne du Prix du roman arabe dénonçant cette lâche tentative, à la suite de quoi le jury a malgré tout offert le prix prestigieux à Sansal de façon indépendante, dans les jardins privés de Gallimard. Tout Paris a alors parlé de cette cérémonie qui avait été voulue si discrète.
Ce scandale a eu aussi son côté positif : un groupe d’intellectuels français et européens proclamant le droit et l’obligation des auteurs arabes de rencontrer qui bon leur semblent (même des Israéliens) a été formé. À la demande de ce groupe, et avec l’appui du Conseil de l’Europe, une conférence devait être organisée à Strasbourg les 6 et 7 octobre.
Avec la participation de Boualem Sansal et de David Grossman, son ami israélien, cette conférence a bel et bien eu lieu, et en voici le manifeste résumé :
Le rassemblement mondial des écrivains pour la paix n’est pas un parti politique et n’a pas vocation à intervenir dans les questions de politique intérieure de tel ou tel pays.
Le rassemblement s’exprime sur la paix et les valeurs qui la sous-tendent: Les droits humains universels, la démocratie et la culture.
Dans son réquisitoire dans Libération, Olivier Poivre D’Arvor ajoute « Les intellectuels des pays arabes ne doivent pas devenir les otages de leurs gouvernements et ne pas être des copies conformes des aspirations nationales ou patriotiques de leurs concitoyens. En refusant de rencontrer un auteur juif ou israélien, ils deviennent les représentants de leurs gouvernements, ceux-là mêmes qui les censurent, alors que les auteurs israéliens ne représentent pas leur gouvernement. On peut tout à fait se montrer solidaire des Palestiniens tout en écoutant celui qui peut lui présenter les arguments de la société israélienne ».
Malgré tout, Sansal a choisi de ne pas quitter sa chère Algérie. « Chaque jour, je me dis que la coupe est pleine, je quitte l’Algérie une fois pour toutes. J’en discute aussi beaucoup avec ma femme: que faisons-nous ici ? C’est tellement dur et dangereux. Mais peut-on faire confiance à quelqu’un qui lutte pour la paix mondiale, mais pas pour celle de son propre pays ? »
La seule solution que Sansal imagine est celle d’un travail de longue haleine qui permettrait aux valeurs laïques de devenir le plus grand dénominateur commun dans la société. L’engagement de Sansal pour son pays évoque la mémoire d’un autre grand auteur arabe : Naguib Mahfouz l’Égyptien, qui fut victime d’une tentative d’assassinat de la part de fondamentalistes.
« Mes plus grands détracteurs en Algérie sont les Intellectuels » précise Sansal. »Mais quand ils viennent à Paris, ils se lancent dans des déclarations pour lesquelles on leur donnerait volontiers le Nobel de la démocratie. Ce phénomène est commun à tous les pays arabes : il y a deux cerveaux, l’un qui fonctionne à l’intérieur du pays, et l’autre qui fonctionne à l’extérieur. Ce dernier est parfait, car il appartient à des gens qui ont étudié dans des universités à l’étranger et sont cultivés. Mais quand ils retournent chez eux, avec la mosquée jamais bien loin, l’atmosphère est si oppressante qu’ils renoncent à leur cerveau occidental, et installent à sa place leur cerveau algérien, tunisien ou marocain ».
Sansal a deux filles d’un premier mariage avec une femme d’origine tchèque. Il se souvient qu’un jour, il était venu à la sortie de l’école pour reprendre sa fille. Après que la dernière élève soit sortie sans que sa fille n’apparaisse, il s’adressa à ses amies déjà arrivées chez elles à la maison en leur demandant si elles l’avaient aperçue. En passant devant la mosquée, je vis un groupe d’enfants en sortir, dans lequel se trouvait aussi ma fille qui avait alors six ou sept ans.
« J’ai demandé au jeune homme qui les accompagnait ce qui se passait. Il m’a alors expliqué qu’elles venaient juste de suivre un cours d’instruction religieuse, selon un accord passé avec l’école. » Excessivement troublé, Sansal va voir le lendemain la Principale qui lui explique calmement qu’il s’agit d’un programme du Ministère algérien de l’Éducation « conçu spécialement pour les enfants de couples mixtes, afin de renforcer leurs liens à l’Islam. » »Nous avons alors compris que nous vivions réellement sous la tutelle d’un régime totalitaire. Deux semaines plus tard, mes filles étaient à Prague, chez mes beaux-parents. »
Lors de mon entretien avec Sansal, précédant la conférence de Strasbourg, il précise « il est tellement important qu’il y ait un maximum d’auteurs arabes et musulmans. Nous devons (les organisateurs) les aider à participer, à surmonter leurs peurs. Ils doivent comprendre qu’ils ne commettent pas un péché en s’attaquant à un programme de paix aux côtés des Israéliens. C’est au contraire une bénédiction. »
Pour Sansal, le fait que son principal interlocuteur est David Grossman est une source de grande fierté « Je suis ses travaux depuis des années, il est tout à fait l’homme pour cette mission. Mis à part le fait qu’il est un grand auteur, sa personnalité est très attachante et je l’admire. »
Et après Strasbourg – l’an prochain à Jérusalem ?
Sansal éclate de rire « à Jérusalem, à Ramallah pourquoi pas ? Ce serait merveilleux si Grossman et moi-même pouvions nous rendre ensemble à Ramallah. »