Tribune
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Publié le 16 Janvier 2013

Ce Palestinien modéré

 

Par Robert Slater

 

Mohammed Dajani Daoudi, professeur d’université et ancien membre du Fatah, nage à contre-courant. Reste à savoir s’il atteindra son objectif…

 

Mohammed Dajani Daoudi appartient à une grande famille palestinienne, les Dajani, gardienne du tombeau du Roi David sur le Mont Sion, à Jérusalem, depuis le XIVe siècle. Militant politique, leader étudiant et ex-membre du Fatah durant sa jeunesse, il est aujourd’hui, à 66 ans, un homme mesuré à la tête du mouvement des modérés. Ne lui dites pas qu’il est isolé et qu’il prêche dans le désert : il vous répondra que la plupart des Palestiniens sont modérés comme lui, et qu’eux aussi veulent la paix. Son combat, c’est en participant à la mise sur pied du futur État palestinien qu’il le mène. Depuis 1995, il a formé des milliers de Palestiniens à la gestion d’un gouvernement.

 

Il a reçu le Jérusalem Post Édition Française dans sa maison de Beit Hanina, à Jérusalem- Est. Les murs de l’escalier qui mène à son bureau sont tapissés de photos de Nasser, de Yasser Arafat, d’Obama, mais aussi des nombreux membres de la famille Dajani. Au nord, les fenêtres donnent sur la barrière de séparation, dont la construction entamée en 2002 vise à empêcher les terroristes-suicides d’entrer dans Jérusalem.

 

Cheveux grisonnants, début de calvitie, cravate bleue sur chemise blanche, Dajani Daoudi ressemble plus à un banquier qu’à un ancien combattant du Fatah. Il n’y a dans sa voix ni colère, ni frustration ; c’est un homme sérieux aux manières calmes.

 

La fleur au fusil ?

 

Né à Baka, devenu, depuis, un quartier huppé de Jérusalem, il a deux ans quand sa famille s’installe dans le quartier musulman de la Vieille Ville. De son enfance, il a gardé le souvenir de l’école maternelle, près de la mosquée d’Al-Aqsa, et des épées que son grand-père et ses oncles lui montraient avec fierté. Quand il atteint l’âge de 15 ans, les Dajani Daoudi quittent la Vieille Ville, devenue surpeuplée, pour le quartier prospère de Shouafat, à Jérusalem-Est. Deux ans plus tard, en 1962, les voilà à Beit Hanina, dans la maison qu’il habite encore aujourd’hui.

 

À 18 ans, il part étudier l’ingénierie à l’université américaine de Beyrouth. Nous sommes en 1964 et il se rallie vite au Fatah, branche militaire de l’OLP, qui le forme au combat.

 

À l’université, c’est un meneur politique. Pourtant, affirme-t- il aujourd’hui, on ne lui a jamais enseigné la haine des Israéliens. « On insistait sur la distinction entre Juifs et sionistes », explique-t-il. « Le judaïsme est une religion, le sionisme une idéologie politique. Nous ne devions pas faire l’amalgame. Il n’y avait pas de haine chez nous, juste un combat pour notre libération. » Jamais, Dajani Daoudi ne s’est jamais battu contre les Israéliens. Il n’a exploité sa formation au combat qu’à l’occasion d’escarmouches contre l’armée libanaise, qui cherchait à affaiblir « l’État dans l’État » créé par l’OLP à l’intérieur du Liban.

 

En 1967, après la guerre des Six Jours, de nombreux Palestiniens sont désabusés : ils en veulent aux gouvernements arabes corrompus qui n’ont pas levé le petit doigt pour les aider. C’est seulement en renversant ces régimes, estiment-ils, qu’ils pourront mettre fin, ensuite, à l’occupation israélienne de leurs terres. Ils ne se sentent pas capables de se battre seuls.

 

Ce n’est pas l’avis de Dajani Daoudi, ni du Fatah en général.

 

Pour eux, la priorité est de chasser l’occupant par tous les moyens.

 

Une corruption « raisonnable »

 

Au début des années 1980, Dajani Daoudi abandonne la politique et le militantisme étudiant pour se consacrer pleinement à ses études. Il obtient trois diplômes de troisième cycle dans des universités américaines : un master et deux doctorats de sciences politiques.

 

De 1985 à 1995, il vit en Jordanie : il travaille d’abord dans l’usine de radiateurs familiale, puis obtient un poste de professeur de sciences politiques dans une université privée.

 

De retour en Judée-Samarie à la fin des années 1990, il devient un bâtisseur de la nation palestinienne. Principal conseiller technique de l’Autorité palestinienne, puis fondateur d’un institut de formation en administration publique, il enseigne l’art de diriger un pays. « Nous devions créer un État de toutes pièces », résume-t-il. Il est bientôt accusé de népotisme et riposte en affirmant que le népotisme a du bon. « Cela ne me dérange pas que vous engagiez votre fille », dit-il à l’un des ministres, « à condition que vous l’envoyiez en formation chez moi. De cette manière, si vous quittez le ministère, elle restera en poste, puisqu’elle aura acquis des compétences. » S’il reconnaît un certain degré de corruption au sein de l’Autorité palestinienne, il affirme qu’elle reste dans les limites du raisonnable. « À l’époque, les gens rêvaient de construire un État et ils étaient pleins d’idéaux. La corruption est venue plus tard, quand l’argent est arrivé de tous les côtés. » À la fin des années 1990, par exemple, le Japon offre des voitures aux ministres de l’AP. Très vite, on constate que ce sont surtout les femmes et les enfants des ministres en question qui les conduisent. L’AP fait alors passer une loi autorisant ses forces de l’ordre à vérifier qui est au volant et ce privilège finit par s’arrêter.

 

La presse israélienne ne s’est jamais privée d’affirmer que le chef Yasser Arafat était corrompu. « Mais c’est faux ! », s’insurge Dajani Daoudi. « Arafat utilisait l’argent pour obtenir des soutiens, et non pour son usage personnel. Il vivait très modestement. »

 

Le Hamas abat ses cartes

 

En 2002, Dajani Daoudi renoue avec le milieu universitaire en créant le cursus d’Études américaines à l’université Al- Qods, à Jérusalem. Il enseigne alors la politique comparée et l’administration américaine, minimisant l’importance de la démocratie et lui préférant le pluralisme comme objectif politique premier. « Dans une démocratie, la majorité dirige la minorité, une situation gagnant-perdant. Avec le pluralisme, on a un consensus de la majorité et de la minorité, qui permet d’arriver à une situation gagnant-gagnant

 

La marche de Dajani Daoudi vers la modération débute en 2006, lorsqu’il voit le parti islamiste Hamas négliger la politique pour concentrer tous ses efforts sur le combat armé contre Israël. « Dans la campagne électorale, le Hamas avait trois slogans : changement, réformes, responsabilité », rappelle-t-il. « Des slogans qui laissaient augurer un gouvernement efficace et tourné vers la paix. Après son coup d’État militaire de juin 2007 et sa prise du pouvoir dans la bande de Gaza, le mouvement se met soudain à proclamer de nouvelles idées : pas de négociations, pas de paix, répudiation des accords d’Oslo, lutte armée. Nous nous sommes sentis floués. » Le Hamas abat alors ses cartes : il entend créer un État islamiste en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza. Est-ce vraiment ce dont rêvent les Palestiniens ? se demande Dajani Daoudi. « Le Hamas a agi comme s’il représentait tous les Musulmans de Palestine, mais il n’y a rien de moins sûr ! » C’est un incident dont il est témoin un vendredi de novembre 2006 qui fera de Mohammed Dajani Daoudi un « militant de la paix ». Ce matin-là, 400 Palestiniens se pressent au point de contrôle, situé juste devant chez lui, pour aller prier dans la Vieille Ville de Jérusalem. Ils poussent, crient, essaient de passer en force. Les soldats israéliens ont recours au gaz lacrymogène pour les disperser et Dajani Daoudi, qui observe la scène de sa fenêtre, sent ses yeux piquer. Il est sûr que les médias vont arriver, que des coups de feu seront tirés et qu’il y aura des victimes.

 

Et puis, tout à coup, les choses se calment. Un accord a été conclu entre Tsahal et les Palestiniens. Des bus israéliens vont arriver pour emmener les fidèles prier et les soldats garderont les papiers d’identité, qui seront restitués au retour des Palestiniens au point de contrôle. « Je me suis dit que c’était là une situation gagnant-gagnant », raconte Dajani Daoudi. « Or j’enseigne moi-même l’art des situations gagnantes-gagnantes. »

 

La modération ? Une vertu essentielle

 

Et comment était-on parvenu à cet accord ? s’était encore demandé Dajani Daoudi. Parce que la foule des Palestiniens avait accepté de négocier ! Dajani Daoudi voit là une lueur d’espoir pour tous les Palestiniens. « Ce n’étaient ni des militants du Hamas ni des islamistes radicaux. Ils ne portaient pas de bombes. Ce n’étaient pas des terroristes. Ils avaient simplement envie d’aller prier. » Dès lors, convaincu que ces modérés représentent la majorité des Palestiniens, Dajani Daoudi n’a plus qu’une idée en tête : créer non pas un parti de plus, mais un mouvement politique centriste et modéré. Celui-ci voit bientôt le jour et se nomme Wasatia, « centriste », en arabe. Dajani Daoudi a tiré son inspiration du 143e verset de la soura Al-Baqara, dans le Coran : « Et c’est ainsi que nous avons fait de vous une communauté de juste milieu ».

 

Dans un livre publié en 2009, Wasatia, l’esprit de l’islam, Dajani Daoudi écrit : « La modération est une vertu ancienne, mais que l’on a pourtant négligée. Wasatia est une doctrine essentielle, mais que l’on a pourtant ignorée ». Depuis, il a publié de nombreux articles et une dizaine d’ouvrages expliquant ce que signifie le terme « modération » pour les Palestiniens.

 

Il n’est pas surprenant, dès lors, que les extrémistes palestiniens l’accusent de vouloir saboter les intérêts de son peuple. Pour eux, faire l’apologie de la modération, c’est promouvoir des idées occidentales, donc indésirables. Sur sa page Facebook, quelqu’un a barré sa photo d’un « X ». En 2009, quelques jours avant une conférence qu’il doit donner au couvent de Notre-Dame, à Jérusalem, il reçoit un e-mail de menace : « Si tu y rentres, tu n’en sortiras pas ! » Il y est allé et rien ne s’est passé. Il a fermé sa page Facebook et modifié son adresse mail.

 

En fait, les attaques personnelles ne le perturbent pas. « Ce n’est pas ça qui me fera changer d’avis », affirme-t-il. « Au contraire, cela me conforte dans mon opinion. Cela me donne l’impression que j’oeuvre dans le bon sens. » Les menaces de mort ne l’effraient pas plus. « Je n’ai jamais craint pour ma vie », commente-t-il. « On nous a toujours enseigné que nous serons des martyrs et qu’il ne faut donc pas avoir peur de mourir. La mort est une récompense, un début. »

 

Apprendre à se connaître

 

Outre ses écrits et ses conférences, Dajani Daoudi ne cesse de rencontrer des cheikhs, des imams, des professeurs d’université et autres hauts personnages pour tenter de les rallier à ses idées de modération. Face à un interlocuteur intransigeant, il pose une question très simple : « Qu’est-ce qui est le plus important : votre grand rêve ou un petit espoir ? Le grand rêve, pour un Israélien, c’est de se réveiller un matin et de s’apercevoir qu’il n’y a plus de Palestiniens. Le grand rêve pour un Palestinien, c’est de se réveiller un matin et de s’apercevoir qu’il n’y a plus d’Israéliens. Et que serait un petit espoir ? Ce serait, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens, de se réveiller un matin avec des gens vivant heureux dans deux États mitoyens, dans la coopération et la coexistence. » Pour que ce « petit espoir » devienne réalité, suggère-t- il, les Israéliens et les Palestiniens doivent apprendre à se connaître. « Ils s’apercevront vite, alors, qu’ils sont complémentaires. Nous ne nous affronterons plus et nous aurons des contacts de peuple à peuple. »

 

Dajani Daoudi soupire en prononçant ces mots et l’abattement marque ses traits. « Entre 1990 et 2000 », ajoute-t-il, « on a dépensé à peine 30 millions de dollars pour ces projets de rapprochement des peuples, tandis que le mur de séparation, lui, a coûté plus d’un milliard de dollars ! » Pour les Israéliens modérés, savoir qu’il existe un tel mouvement côté palestinien est une bonne nouvelle. « Il est important que la voix de Mohammed Dajani Daoudi soit entendue ici et à l’étranger », déclare Ron Kronish, directeur du Conseil de coordination interreligieuse de Jérusalem, qui travaille en collaboration étroite avec les Palestiniens. « Les gens doivent savoir qu’il existe quelqu’un comme lui, une personne qui cherche à répandre dans sa communauté des idées de modération fondées sur des sources islamiques. Seulement, ce serait bien qu’il ne soit pas le seul ! » Si les partis politiques modérés ont fleuri en Israël dans les années 1970 et 1980, c’est que leurs dirigeants étaient convaincus qu’il existait chez les Palestiniens des formations équivalentes. Cependant, avec la montée en puissance d’un Hamas militant, il est devenu très improbable que l’on puisse voir un jour prochain des Israéliens et des Palestiniens modérés rallier les voix de la majorité des électeurs.

 

Pourtant, Dajani Daoudi ne perd pas espoir. « Nous plantons des graines en espérant qu’elles donneront un jour des fruits », assure-t-il.