Tribune
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Publié le 28 Janvier 2014

Ce que l'affaire Dieudonné dit de la "concurrence mémorielle"

Propos recueillis par Olivier Monod, interview publiée dans l’Express le 27 janvier 2014

 

Le 27 janvier est célébrée la Journée de la mémoire des génocides. Nicole Lapierre, Directrice de recherche émérite au CNRS en socio-anthropologie et auteure de Causes communes. Des Juifs et des Noirs (Stock 2012), revient sur la concurrence mémorielle, sous-jacente à l'affaire Dieudonné. 

La récente affaire Dieudonné a réveillé une forme de compétition mémorielle entre le colonialisme, la traite des Noirs et la Shoah. Cette fracture est-elle récente dans l'histoire contemporaine?

 

Dans les années 1950, ces deux mémoires se nourrissaient l'une de l'autre. Hannah Arendt considérait que le système colonialiste, mélange de violence et de bureaucratie, était une ébauche du système concentrationnaire, Aimé Césaire que le colonialisme décivilisait le colon. Il s'agissait d'une faille morale dans la pensée occidentale, qui s'est approfondie avec le nazisme et la collaboration. André Schwarz-Bart a écrit le Dernier des justes en 1959 et la Mulâtresse solitude en 1972, deux textes très forts sur ces deux mémoires.

 

Il existait une certaine communauté entre la mémoire juive et la mémoire noire...

 

Aux États-Unis, nombre de Juifs se sont mobilisés aux côtés des Noirs dans leur lutte pour les droits civiques. Les deux populations, de façons différentes, appartenaient à des minorités discriminées dans la société américaine de l'époque. Une fois les droits civiques obtenus, les mouvements se sont éloignés progressivement. Les Juifs ont connu une plus grande mobilité sociale et le mouvement noir s'est radicalisé avec le Black Power. S'y sont ajoutés les effets à distance du conflit au Proche-Orient et la place grandissante de la commémoration de la Shoah dans la société. L'ensemble nourrissant une fracture entre ces deux populations.

En France, le phénomène est plus récent et la place de la commémoration de la Shoah semble plus décisive dans la création de ce fossé. À écouter les pro-Dieudonné, s'en prendre à la Shoah, ce n'est pas être antisémite, mais "antisystème". Comment en est-on arrivé là?

 

Le phénomène est finalement très récent. Après la guerre, Israël se construit sur l'image des kibboutz et du Juif fort et les associations de déportés refusent de faire une différence entre les déportés politiques et les déportés raciaux. Il a fallu attendre les années 1970-1980 pour qu'une nouvelle génération s'empare de cette histoire et fasse revivre les témoignages du passé. Ce mouvement naît d'abord dans les milieux Juifs puis se propage à la société, à travers, notamment ,l'affaire Papon (1981) et le procès Barbie (1987). À l'issue de ce lent et long processus de reconnaissance mémorielle, la Shoah a pris l'importance que l'on connaît aujourd'hui dans les consciences occidentales… Lire la suite