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Les islamistes semblent être les grands gagnants du changement de régime en Tunisie. Pourquoi, selon vous?
La révolution n'a pas été initiée par les islamistes. Mais elle a tout naturellement débouché sur des élections. Celles-ci ont été aussi libres et transparentes qu'il était possible. Le parti islamiste Ennahda a remporté 89 des 217 sièges de l'Assemblée constituante, devenant ainsi la première force politique du pays. Pourquoi? Je crois que, pour les électeurs, il apparaissait comme le parti le plus radical dans son opposition au régime de Ben Ali, le plus dénigré alors, et le plus touché par la répression qui s'exerçait. Bref, un parti "martyr". À cela s'est ajoutée une démagogie qui forcément fonctionne en pays musulman dès lors qu'elle instrumentalise la religion.
Quelles sont les raisons des violences qui secouent l'intérieur de la Tunisie, comme à Siliana ou Sidi Bouzid?
À Siliana ou Sidi Bouzid ces violences traduisent avant tout la déception des populations, des jeunes surtout, qui espéraient que la chute du régime se traduirait par un "mieux vivre". Or depuis la révolution la situation économique et sociale ne s'est pas améliorée. C'est normal, car ces problèmes sont difficiles, d'ordre structurel, et parce que les autorités se soucient davantage, pour l'heure, des questions institutionnelles et identitaires.
Que sont devenus les anciens membres de l'appareil d'État de l'ère Ben Ali, tous les cadres moyens, policiers... y a-t-il eu des purges ou sont-ils encore en place?
Quelques personnes ont été mises à l'écart, au ministère de l'Intérieur notamment. Mais les purges ont été très limitées, les fonctionnaires et les policiers sont toujours pour la plupart d'entre eux aux postes qu'ils occupaient.
La Tunisie a-t-elle réussi à remettre la main sur les avoirs volés par le clan Ben Ali?
Pas encore sur ceux des avoirs qui sont à l'étranger. Oui pour les avoirs qui étaient en Tunisie.
Y a-t-il des Tunisiens nostalgiques de la stabilité de l'époque de Ben Ali?
Oui. Les Tunisiens ont incontestablement obtenu une liberté d'expression jusqu'ici inconnue dans ce pays. Mais certains déplorent une instabilité qui fait fuir les touristes et freine l'économie. D'autres craignent surtout que leur pays ne sombre dans une nouvelle dictature, celle des islamistes, et dénoncent ce qu'ils voient comme une trahison de l'héritage de Bourguiba, le père, moderniste et autocrate, de l'indépendance. Je ne crois pas qu'ils soient majoritaires à ce stade.
Ne croyez-vous pas qu'Ennahda n'a fait que récupérer l'ancien système? Quelle est la position des États-Unis par rapport au cas tunisien?
Non, je ne pense pas qu'Ennahda ait récupéré l'ancien système qui était d'abord la dictature d'un homme et de son clan. En revanche, l'apprentissage de la démocratie n'est pas chose aisée et certains dirigeants d'Ennahda, à commencer par leur chef Rached Ghannouchi, n'admettent pas, au fond, le pluralisme. Ils sont donc tentés de chercher à imposer leur vision, en considérant que tous ceux qui les critiquent sont des revanchards antirévolutionnaires. Mais Ennahda n'est pas un mouvement monolithique. On trouve en son sein des gestionnaires pragmatiques comme le Premier ministre Hamadi Jebali et des extrémistes proches des salafistes. Ghannouchi, lui, ménage la chèvre et le chou... Les États-Unis soutiennent l'idée qu'un pouvoir politique doit être issu des urnes. Ils reconnaissent donc la légitimité du pouvoir actuel.
Est-ce que les islamistes "light type" d'Ennahda risquent de se faire déborder par les salafistes?
Les salafistes ont une indéniable capacité de nuisance, ils l'ont montré à plusieurs reprises. Ils restent cependant minoritaires. Le problème est à mon sens davantage de savoir comment évoluera Ennadha. Fera-t-il sienne la culture démocratique? Cherchera-t-il à imposer une nouvelle dictature? Il est normal que la période actuelle soit faite d'incertitude, les choses prennent du temps pour se mettre en place après une révolution, mais il y a effectivement là une vraie question.
Ennadha et ses supporters ont tendance systématiquement à imputer tous les problèmes actuels de la Tunisie à un sabotage souterrain perpétré par les anciens benalistes .Cette excuse va-t-elle durer encore longtemps et le pays va-t-il se remettre au travail normalement ?
Les "sabotages" des anciens benalistes peuvent exister ici et là, mais c'est le plus souvent un prétexte. La plupart des mouvements de protestation, à l'intérieur du pays notamment, expriment la déception et l'impatience des populations qui voudraient vivre mieux. Cela dit, il n'est pas anormal qu'il y ait une certaine instabilité, et des grèves, deux ans après un tel bouleversement. Aujourd'hui même, un "pacte social" a été signé par l'UGTT, le patronat et le Premier ministre. Symboliquement, c'est une bonne nouvelle.
Par ailleurs, si la situation demeure aussi chaotique, c'est aussi parce que l'Assemblée constituante n'a toujours pas achevé ses travaux, qui conditionnent la tenue d'élections et la fin de la phase transitoire. On peut déplorer la lenteur avec laquelle cette assemblée s'est attelée à sa tâche. Initialement, elle devait avoir bouclé le texte en octobre au plus tard, un an après son élection...
Quelle est la capacité de nuisance des anciens benalistes. Ont-ils encore du pouvoir?
Elle est à mon sens aujourd'hui limitée. Beaucoup de benalistes l'étaient en réalité par opportunisme et par lâcheté. Ils ont retourné leur veste très vite.
Mais c'est assez pratique de les pointer du doigt quand il y a des troubles.
Pourquoi les autres partis qui sont laïcs ne s'associent-ils pas ? Ils pourraient devenir majoritaires, car 89 sièges sur 217 ce n'est pas la majorité que je sache.
Bonne question.... Le camp moderniste (je préfère ce terme à celui de "laïc" qui a une connotation très française. Pour être très exact, il faudrait dire "séculier") souffre de ses divisions. En gros, il est divisé en quatre tendances
- des partis qui craignent par-dessus tout le clivage identitaire et qui ont fait le choix de s'allier à Ennadha, au moins dans cette période transitoire. C'est le cas d'Ettakatol, le parti du président de l'Assemblée nationale, et du Congrès pour la république de Moncef Marzouki ;
- l'extrême gauche dont le leader, Hamma Hammami, est un homme très respecté, mais très minoritaire ;
-les partis démocrates qui étaient déjà dans l'opposition du temps de Ben Ali, notamment le PDP de Chabbi ;
-Nida Tounes qui regroupe des personnalités démocrates ou bourgubiennes sous la houlette de l'ancien ministre de Bourguiba et Premier ministre de la période de transition Beji Caid Essebsi. Ce parti a du mal à gérer l'attrait qu'il exerce sur certains anciens du RCD...il aurait sans doute intérêt à être moins accueillant à leur égard.
Il n'y aura pas de majorité alternative sans rapprochement, au minimum sous la forme d'une alliance électorale entre ces formations. Cette alliance devra aussi se démarquer très ostensiblement des anciens du RCD qui cherchent à revenir sur l'échiquier politique.
Comment voyez-vous le paysage politique tunisien dans le moyen et long terme? Un scénario à l'Iranienne est-il possible?
Le plus probable, à moyen terme, reste, me semble-t-il, une reconduction par les urnes d'une majorité dominée par Ennadha. Ils ont construit un vrai réseau dans les régions, le "légitimisme" de l'électorat jouera en leur faveur, ainsi que la difficulté qu'éprouve le camp moderniste à présenter une alternative crédible. Ce camp est divisé, la jonction a du mal à s'opérer entre ceux qui se veulent les héritiers d'une vision bourguibienne (Nida Tounes) et les forces qui appartiennent au courant démocrate qui déjà s'opposait à Ben Ali (PDP, Ettajdid).
Je ne crois pas cependant à un scénario à l'iranienne. Non seulement parce qu'il n'y a pas de clergé (nous sommes dans un pays sunnite), mais parce que les modernistes ne se laisseront pas faire. Au-delà des partis politiques, le monde associatif reste très actif en Tunisie, qu'il s'agisse d'associations de défense des droits de l'homme ou de mouvements citoyens.
Quelle part la constitution va-t-elle attribuer à la charia?
Lors des débats de l'Assemblée constituante, il a été décidé de ne pas mentionner la charia comme source de droit dans le texte de la constitution. L'article 1 (la Tunisie est un État libre et indépendant, sa religion est l'islam...) n'a pas été modifié, la formulation retenue par Bourguiba après l'indépendance demeure... dans toute son ambigüité, voulue à l'époque comme aujourd'hui.
La liberté de la presse est-elle menacée? Quelles sont les différences par rapport au régime précédent?
La liberté de la presse est certainement l'un des grands acquis de la révolution. Journaux et chaînes de télévision sont globalement plus proches des modernistes que des islamistes, et comme Ennadha a beaucoup de mal à admettre la critique il y a eu à plusieurs reprises des clashs, voire des tentatives de mainmise.
La presse souffre aussi d'un manque de professionnalisme. On encense ou on jette l'anathème, mais on enquête très rarement.
Quelle est le poids et le rôle des syndicats, comme l'UGTT, en Tunisie? pour qui roulent-ils?
L'UGTT est depuis toujours l'une des institutions qui comptent en Tunisie. Elle n'est pas monolithique. À la base, beaucoup de ses animateurs sont proches de l'extrême gauche, du POCT notamment. Elle est aussi très imprégnée de la tradition moderniste "bourguibiste". Sous Ben Ali, sa direction "roulait" pour la dictature. Elle a retrouvé son autonomie.
Pour un baiser dans la rue, un jeune couple a été traduit en justice: jugement 2 mois ferme! C'est certainement ce qui s'appelle vivre normalement.
Deux grandes tendances s'affrontent dans la Tunisie postrévolutionnaire: les islamistes qui voudraient voir s'appliquer des règles strictes notamment dans le domaine des moeurs ou dans celui de la création artistique, et les modernistes, attachés à la liberté de l'individu et qui ne veulent pas se laisser dicter leur conduite au nom d'une "morale" d'État. Cet affrontement passe aussi par les prétoires, d'autant plus qu'un certain nombre d'avocats proches d'Ennadha sont prompts à entamer des poursuites judiciaires.
Qui sont ces ligues de la protection de la révolution?
Leur émergence et le rôle qu'elles se sont auto-attribué est incontestablement un facteur d'inquiétude. On y trouve des jeunes proches des tendances les plus radicales d'Ennadha - ce parti est loin d'être monolithique- des salafistes et de jeunes voyous désoeuvrés qui retrouvent là un rôle qu'ils connaissent bien puisqu'ils étaient déjà utilisés par le régime Ben Ali pour ses basses oeuvres. C'est inquiétant parce que ces ligues ont régulièrement recours à la violence pour faire taire ceux qui critiquent les autorités -le parti Nida Tounes, opposition "bourguibienne"- ou ceux qui revendiquent, comme les syndicalistes de l'UGTT. Plusieurs voix se font entendre pour demander leur interdiction. Il serait en effet souhaitable que ces ligues ne puissent pas interférer dans la prochaine campagne électorale, faute de quoi le pluralisme serait en danger.
Un mausolée soufi, datant su 13° siècle a été incendié à Sidi Bou Saïd. Comment interprétez-vous ce geste? Qui peut en être à l'origine?
Il est fort probable - mais il n'existe à ce jour pas de preuve formelle- qu'il s'agisse des salafistes. Ces extrémistes musulmans sont opposés au soufisme.
Les événements en Tunisie ont-ils modifié les relations avec la France? Sur le plan politique? Et économique?
Paris avait soutenu le régime de Ben Ali, pratiquement jusqu'à la dernière minute. Il y a donc eu un passage à vide après la révolution. Depuis les deux pays ont renoué, avec la visite cet été du président Moncef Marzouki. Mais l'attitude de la France, comme celle de nombreux autres pays, reste attentiste, notamment sur le plan économique. D'autant que l'actuel gouvernement tunisien est un gouvernement de transition, dans l'attente de l'adoption d'une nouvelle constitution et d'élections présidentielles et législatives.
Est-ce que la Tunisie a changé de politique étrangère depuis le changement de régime?
À vrai dire, la politique étrangère n'est pas vraiment au centre des préoccupations de l'actuel gouvernement tunisien. Ils ont surtout essayé de convaincre leurs partenaires de les aider dans leurs projets de développement, qu'il s'agisse des pays européens ou des États du Golfe. On peut sans doute néanmoins parler d'un rapprochement avec les pays du Golfe- Qatar, Arabie -qui soutiennent un peu partout les mouvances islamistes proches des Frères musulmans. Proche de Ghannouchi - il fait partie de sa famille - le ministre des Affaires étrangères n'est pas une lumière...
Pensez-vous que les gouvernements issus des révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne travailleront bientôt ensemble? Est-ce déjà le cas?
Non, pas vraiment. Chaque pays s'occupe de ses propres affaires. Tunisiens et Égyptiens aspirent sans doute à la stabilisation de la situation en Libye afin que ce pays fournisse de nouveau un débouché pour leurs chômeurs.
Est-ce qu'on peut envisager de retourner en toute sécurité en Tunisie en tant que touriste?
Oui. Aucun touriste n'a été attaqué et ceux qui se rendent dans les stations de la Côte sont très bien accueillis.
Je me suis privé de mon séjour annuel en Tunisie, mon pays natal par peur des événements, ais-je eu raison et n'y a-t-il rien à craindre quand on y va en embarquant son auto.
Vous avez eu tort. Ce n'est pas parce que la situation est encore, ici et là, un peu chaotique - ce qui est assez normal après un tel bouleversement- qu'il ne faut pas se rendre sur place, y compris en voiture. Les Tunisiens continuent à vivre normalement.