Tribune
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Publié le 21 Juin 2013

Chrysostome II, l'archevêque de Chypre, au cœur de la crise

Par Fabrice Nodé-Langlois

 

Il intervient en permanence dans le débat politique. Il est aussi homme d'affaires, à la tête d'un patrimoine colossal. Sur l'île méditerranéenne plongée dans une crise économique profonde, le chef de l'Église orthodoxe est la personnalité la plus influente. Rencontre avec un prélat hors norme.

Imaginez Mgr Barbarin, primat des Gaules, qui appellerait Pierre Moscovici à démissionner en raison de la hausse du chômage. Un scénario évidemment inconcevable dans notre république laïque. À Chypre, petite république méditerranéenne plongée dans une crise économique historique, l'archevêque Chrysostome II, chef de l'Église orthodoxe, intervient dans le débat politique. En permanence et sans retenue. Fin mars, le plan de sauvetage de l'Europe a imposé, en échange d'une aide de 10 milliards d'euros, une ponction sur les comptes bancaires dépassant 100.000 euros dans les deux principaux établissements du pays. À peine le nouveau président chypriote, Nicos Anastasiades, avait-il accepté ce plan, que le prélat réclamait la tête du ministre des Finances et du gouverneur de la banque centrale. Et pourtant, lors de la campagne présidentielle, le chef de l'Église avait explicitement accordé sa préférence à Anastasiades.

 

Sa Béatitude Chrysostome, «archevêque de la Nouvelle Justinienne et de tout Chypre», donne son avis sur tous les sujets. Le prélat est avant tout un homme d'affaires à la tête d'une Église riche, très riche. On lui prête aussi des relations privilégiées avec Moscou. Une figure incontournable sur l'île, sans aucun doute sa personnalité la plus influente. Laquelle, forcément, suscite les passions.

 

«Vous allez voir l'archevêque ? s'amuse Panicos, chauffeur de taxi, sur le chemin de l'archevêché, au cœur du vieux Nicosie ceint de remparts vénitiens. Faites attention à vos bagues! L'Église est richissime, c'est la mafia!». «Sa Béatitude ? s'exclame pour sa part Andreas, un commerçant, c'est le meilleur, aucun de nos hommes politiques ne lui arrive à la cheville, et puis c'est un bon businessman.»

 

Les bonnes affaires de l'Église

 

Le prélat reçoit dans le palais épiscopal, un édifice de style néobyzantin aux élégantes arcades construit dans les années 1950. Dans la cour trône une statue en pied de Mgr Makarios III, illustre prédécesseur de Chrysostome et premier président de la Chypre indépendante, en 1959.

 

Ce matin-là, Chrysostome II accueille le visiteur vêtu d'une simple soutane bleue. La manche doublée de rouge laisse apparaître une imposante montre en or. Passé le baisemain rituel, qui imprime une distance certaine, le septuagénaire à l'épaisse barbe grise s'avère chaleureux. Derrière les lunettes à fine monture, l'œil est volontiers pétillant et le sourire généreux.

 

À propos du plan de sauvetage financier et de ses contreparties draconiennes, que le président Anastasiades cherche à assouplir ces jours-ci, Sa Béatitude a le jugement tranché. «La situation est créée par l'Allemagne, le FMI et par la BCE. Ils ont puni Chypre.» Un sentiment d'injustice largement partagé par les épargnants, dont beaucoup ont vu leurs économies s'envoler en fumée du jour au lendemain.

 

Un sens aigu des affaires

 

L'Église, comme il se doit, vient en aide aux plus démunis. Elle vient d'ouvrir des restaurants populaires. «Les élèves les plus pauvres reçoivent un sandwich et un jus de fruits le matin, jusqu'au lycée, explique l'archevêque, assis dos à une imposante icône du Christ du XVIe siècle. Je crains que les chiffres de gens aidés ne doublent, beaucoup de gens ont perdu leur emploi.» Le chômage devrait toucher 15 % de la population active cette année, selon les prévisions officielles. «Oui, l'Église donne de la nourriture aux pauvres, mais avec l'argent des paroissiens», grince Panicos, le chauffeur de taxi qui, dans sa jeunesse, faisait des retraites dans les monastères du massif montagneux du Troodos.

 

Ses richesses, l'Église en fait bénéficier la nation, mais avec un sens aigu des affaires. De fait, le vaste bureau de Chrysostome, encombré de dossiers et agrémenté d'une table de réunion, évoque celui d'un PDG. «Nous avons donné deux millions de mètres carrés de terres pour un parc solaire, déclare le prélat. Un don généreux de la part du premier propriétaire foncier de l'île après l'État? Précision de l'archevêque-businessman: «Le loyer est de 800.000 euros par an.» L'opération va attirer dans le pays en crise un investissement de 100 millions d'euros, financé par des capitaux «chypriotes et européens», argumente Chrysostome. «Nous avons aussi cédé 30.000 mètres carrés pour construire une école pour un loyer de 200.000 euros par an», énumère encore l'homme d'Église, qui parle chiffres sans complexe. Il se saisit d'une calculette pour vérifier une surface, et de conclure son inventaire: «Je vais octroyer d'autres terrains, pour créer des emplois. Quinze millions de mètres carrés de terres agricoles. En échange, le gouvernement pourra payer des bonus aux prêtres qui travaillent dans les zones rurales.»

 

Non contente d'être riche de terres, l'Église de Chypre est le premier actionnaire de la brasserie qui produit la bière nationale, Keo. Elle est aussi l'actionnaire de référence - à hauteur de 29 % - de l'Hellenic Bank, troisième établissement du pays. «Nous n'allons pas l'abandonner», assure l'archevêque. «Nous avons dit au gouvernement de ne pas y toucher», ajoute-t-il en secouant sa barbe d'un petit rire. L'Église possédait également 5 % des parts de la Bank of Cyprus, le premier établissement bancaire, en pleine restructuration. De l'aveu du financier suprême, elle les a perdus.

 

Un prélat nationaliste

 

«L'archevêque a une réelle capacité à mobiliser des fonds», témoigne, admiratif, un observateur étranger. L'Église a loué à Paphos, pour 1,5 million d'euros annuels, 50.000 mètres carrés sur lesquels des investisseurs russes vont bâtir un hôtel. On lui prête volontiers des liens privilégiés avec la Russie. Chrysostome ne s'en cache pas le moins du monde. Et de raconter que, lorsque le précédent gouvernement a voulu demander à Moscou une rallonge des échéances du prêt de 2,5 milliards d'euros accordé en 2011, il a eu «un rendez-vous, en Europe, avec le patriarche russe, qui est allé intercéder auprès de Poutine. Le président Christofias devait appeler Poutine tout de suite. Il l'a appelé seulement treize jours plus tard.» Un affront qui a déplu au Kremlin, rapporte le prélat.

 

À l'instar de ses cousins orthodoxes de Russie, Chrysostome «est très nationaliste», souligne le même observateur étranger. Le boom immobilier et la croissance des dernières années ont attiré sur la partie grecque de l'île quelque 100.000 immigrés - roumains, bulgares, philippins ou pakistanais -, sur une population de 800 000 habitants. «Ce sont tous des enfants de Dieu, je ne souhaite pas qu'ils partent, pose en préambule l'archevêque, mais s'ils n'étaient pas là, il n'y aurait pas de chômage.»

 

Comment expliquer cette intervention permanence dans le débat politique? La réponse de Chrysostome fuse: «L'Église exprime son opinion, car elle a un parcours de deux mille ans.» La tradition fait en effet remonter sa création à saint Barnabé, contemporain du Christ, qui traversa le petit bras de Méditerranée séparant la Terre sainte de l'île d'Aphrodite.

 

L'appel du muezzin

 

«Il ne faut pas essayer de comprendre l'Église de Chypre avec des références occidentales», avertit Andreas Theophanous, professeur d'économie à l'université de Nicosie, partisan d'une sortie contrôlée de l'euro. «Chypre a été dominée par les Ottomans au XVe siècle, le pape n'est pas venu à notre secours, car il demandait en retour notre soumission. Les Turcs se sont adressés à l'archevêque, devenu de facto la principale figure politique de l'île. Les gens ont donné leurs biens à l'Église pour qu'ils soient protégés, c'est comme cela qu'elle est devenue riche», raconte l'enseignant. «Si cette île est restée grecque et chrétienne, c'est 100 % grâce à l'Église», renchérit Chrysostome II.

 

Comme pour rappeler l'histoire nationale tourmentée, on entend, depuis l'archevêché, l'appel du muezzin, lancé depuis l'autre côté de la «ligne verte», ainsi que l'on désigne la frontière qui traverse le cœur de Nicosie depuis l'invasion du nord de l'île par l'armée turque, en 1974. À quelques centaines de pas du palais épiscopal se dresse en effet, côté turc, la cathédrale Sainte-Sophie, bâtie par les Francs de la dynastie des Lusignan, transformée au XVIe siècle en mosquée Suleymanié par les Ottomans.

 

Au fil des siècles, l'Église a résisté contre les envahisseurs, jusque dans les années 1955-1960, lors de la guerre contre le colon britannique.

 

Les prochaines années s'annoncent très difficiles pour les Chypriotes. La richesse nationale (le PIB) va s'effondrer de près de 9 % en 2013, selon les prévisions de Bruxelles. Le chômage dépassera 17 % en 2014. Une austérité à la grecque menace. Dans une interview au Figaro, le 14 juin, le président Anastasiades lui-même n'excluait pas le risque de panique bancaire. «Tout s'est effondré en quelques semaines», répètent, nombreux, les habitants de Nicosie, qui ont parfois perdu du jour au lendemain la moitié des économies d'une vie de labeur. Tout s'est effondré, sauf l'Église, bâtie sur son roc chypriote, depuis deux mille ans.