Tribune
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Publié le 17 Septembre 2013

Comment le FN puise dans le vivier de la France des oubliés

Par Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne

 

Dans les réflexions sur la dynamique du vote Front national, Christophe Guilluy tient une place de choix. Ce dernier décrit deux France: la «mondialisée» des métropoles, et la «périphérique», où vivent «les trois quarts des nouvelles classes populaires», 60 % de la population. La mondialisée est celle des trains de banlieues, des TGV et des aéroports. Cadres, touristes et immigrés circulent entre les «métropoles». La reléguée est celle des TER, des trains "Corail" repeints, et des cars périurbains. Pour la première, on dévaste tant de campagnes pour un TGV et quelques milliers de citadins. Dans la seconde, des cars remplacent les petites gares.

Cette perspective mérite d'être illustrée. Originaire de la France périphérique, nordiste, rurale, ouvrière et frontalière, j'ai observé le cas emblématique, parmi tant d'autres, d'un canton fauché par la crise. En quarante ans, le canton de Stenay (Meuse) a perdu plus de 2500 emplois pour 8000 habitants. Un Aulnay inconnu. «So what?», s'interroge le voyageur «intercités», qui ignore la «mise à distance radicale des classes populaires».

 

Stenay a 2340 habitants à la Révolution. Rattachée au royaume de France en 1654, l'antique cité devient ville de garnison. Au XIXe siècle, une forte croissance basée sur la métallurgie et l'armée la porte à 4070 habitants (1914). Après la ruine des deux guerres mondiales, la croissance reprend dans les Trente Glorieuses: 3190 habitants en 1954, 4 125 en 1968. L'apogée.

 

Avec ses 19 communes, ce canton agricole et industriel dynamique est au cœur de la CEE. Sa société hiérarchisée héritée du XIXe siècle repose sur de nombreux métiers et activités. Officiers, religieux, instituteurs, maîtres de forges, riches paysans, fonctionnaires et entrepreneurs italiens du BTP dominent une société d'ouvriers, de soldats, de paysans, de commerçants et artisans. L'emploi abonde, et la pression de Longwy attire Italiens, Polonais et Algériens.

 

C'est alors que la «crise» submerge élus et élites locales. L'armée et les militaires se retirent. Mais l'État, bonne fille, crée un lycée Pailleron en 1969. Pourtant, l'écrémage annuel des étudiants s'avère catastrophique avec la crise, les jeunes cadres ne revenant pas. Puis frappe la crise de la sidérurgie, qui engloutit les 600 salariés de la forge, quand Longwy s'effondre. La papeterie tombe de 500 à 100 salariés. La gare et le transport fluvial s'arrêtent. L'agriculture comme le bâtiment perdent 600 emplois, et les BTP migrent vers Reims. Puis la grande distribution détruit la boutique.

 

Sept emplois sur dix ont disparu, quand si peu sont créés. Ce cercle vicieux productif se double du départ de l'armée, de la fin du clergé et de la fonte de l'État (EDF, ex-PTT, SNCF, impôts). Les transferts sociaux (retraites, allocations) sont l'horizon des classes populaires abandonnées. Les héritiers des notables sont partis. La fin des usines a chassé ingénieurs et immigrés, et avec eux des familles entières d'artisans commerçants. Vieilles demeures vides et pavillons sans histoire matérialisent la fin d'un monde.

 

L'Europe et la mondialisation ont lessivé un monde modeste, sans solution de rechange.

 

Les rares gagnants de la crise sont les banques, les assurances et le secteur socio-médical. Mais depuis 2000, faute d'État, même les médecins cessent d'être remplacés. Bien que la natalité résiste, la ville et le canton, avec 2779 et 6000 habitants en 2010, ont annulé deux siècles de croissance.

 

Stenay est un bon exemple de cette «société périphérique» tenue de s'ériger en «contre-société» pour survivre. Les palmarès des hebdos parisiens relèguent la région aux pires rangs nationaux (climat, immobilier, social, tourisme, lycée, santé), humiliant la vieille société productive, et poussant au départ les cadres. Même les radios et artistes nationaux, qui honoraient le pays profond jusqu'aux années 1980, restent dans leurs métropoles. Ce monde oublié et disparu des écrans signe la ruine du projet républicain tissé au XIXe siècle. Mais si «les nouvelles classes populaires ne font plus partie du projet des classes dirigeantes», quel en est l'impact?

 

Ville républicaine, Stenay a toujours voté comme au national. Elle fut gaulliste, giscardienne, et mitterrandienne. Mais quand en 2012, le député socialiste de Verdun gagne les législatives, 53 % des 1 700 électeurs s'abstiennent. Et à la présidentielle, où 3 électeurs sur 4 votent, F. Hollande arrive en tête (29,83 %), devant un Front national à 24,88 %.

 

C'est le prix de l'abandon par la République. Destruction des secteurs productifs, sous-emploi, transferts sociaux en solde de tout compte, relégation médicale, absence de perspectives migratoires, pire qu'au XIXe siècle. L'Europe et la mondialisation ont lessivé un monde modeste, sans solution de rechange. Même Paris est devenue un mirage.

 

Avec ses 11,7 millions d'habitants, l'Ile-de-France s'est fermée aux 15 millions de ruraux et 23 millions de périurbains, dont elle fut l'eldorado. Trois catégories éloignées du Front national la dominent: la «gentry» (Guilluy), avec 1,5 million de cadres et leurs familles, environ 4 à 5 millions d'immigrés et leurs familles, et 1,7 million de retraités. Les classes populaires anciennes sont parties, chassées par le foncier, la fin de l'industrie et la perte du logement social. Loin des métropoles et des zones touristiques, les sociétés de la relégation sont tenues de s'inventer un avenir. Au risque de briser cette République?