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Le scénario est le même que lors de la révolution du Nil. En février 2011, l'ampleur de la mobilisation populaire place Tahrir avait poussé l'armée à réclamer le départ du président Moubarak. Lâché par ses pairs, celui-ci n'avait eu d'autre choix que de quitter ses fonctions le 11 février. Deux ans plus tard, la place centrale du Caire est à nouveau noire de la même foule. Plus nombreux encore qu'en 2011, les manifestants exigent la tête de l'islamiste Mohamed Morsi, pourtant premier président démocratiquement élu de l'ère post-Moubarak. Face au risque d'une guerre civile, l'armée entre une nouvelle fois en action mardi et donne 48 heures au chef de l'État pour satisfaire les "demandes du peuple", autrement dit pour quitter le pouvoir.
Or, contrairement à son prédécesseur, Mohamed Morsi, un habitué des coups de force depuis son élection à la présidence du pays en juin 2012, rejette l'ultimatum des militaires, au risque de plonger son pays dans le chaos. "L'Égypte ne permettra absolument aucun retour en arrière, quelles que soient les circonstances", insiste le président. "L'époque des coups d'État militaires est révolue", renchérit Yasser Hamza, l'un des dirigeants du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), une émanation des Frères musulmans, auquel appartient Mohamed Morsi.
"Les Frères dans le déni"
"Les Frères sont aujourd'hui dans le déni. Ils ressentent une profonde injustice et sont persuadés d'avoir face à eux une contre-révolution souhaitant faire chuter le premier gouvernement démocratiquement élu", analyse Stéphane Lacroix (1), professeur à l'École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA). "Pour le président égyptien, la déclaration de l'armée est une atteinte à ses pouvoirs constitutionnels", explique pour sa part Clément Steuer (2), chercheur en sciences politiques au Cedej, au Caire. "Même si des milliers de personnes dans la rue ont réclamé son retour, l'armée vient d'intervenir dans les affaires publiques du pays."
Dimanche, "plusieurs millions" de personnes ont manifesté à travers le pays en criant "Morsi dégage", soit "la plus grande manifestation de l'histoire de l'Égypte", a estimé une source militaire citée par l'Agence France-Presse. Alliance hétéroclite de jeunes révolutionnaires, de classes populaires désenchantées par la crise économique ou de nostalgiques de l'ancien régime, les manifestants dénonçaient l'intransigeance du président Morsi, ce qui lui a valu le surnom de "nouveau pharaon". "Le bilan au pouvoir des Frères musulmans est catastrophique", souligne Jean-Noël Ferrié (3), directeur de recherche au CNRS. "Ils ont échoué sur le plan tant économique que démocratique. Surtout, ils ne sont pas parvenus à rétablir la paix civile."
Contre-révolte
Mais après 80 années de lutte clandestine pour enfin accéder au pouvoir à la faveur du Printemps arabe, on voit mal ces "islamistes modérés" abandonner aussi facilement les commandes du pays. La contre-révolte a déjà sonné. Sur Facebook, de nombreux partisans des Frères musulmans et de la Gamaa al-Islamiya (groupe islamiste classé terroriste qui s'est reconverti à la politique après 2011) ont appelé à la mobilisation générale. Il s'agirait, selon eux, d'une "question de vie ou de mort", la chute de Mohamed Morsi pouvant précipiter leur retour en prison, comme c'était le cas sous Moubarak. "Les Frères n'ont pas encore montré toute l'ampleur de leur capacité de mobilisation", prévient Stéphane Lacroix.
Très implantés dans le sud du pays, les islamistes ont développé un vaste réseau d'aides sociales vis-à-vis des plus démunis. Ce clientélisme poussé, couplé à leur légitimité divine, leur assure, selon leurs propres chiffres, une base d'au moins huit millions d'électeurs. Mais pour la présidentielle de juin 2012 (52 % des suffrages remportés), comme pour le référendum sur la nouvelle Constitution de décembre 2012 (64 %), ce sont les voix des révolutionnaires et des salafistes qui ont fait pencher la balance de leur côté.
Isolement
Un scénario aujourd'hui impossible à reproduire, tant le désamour envers les Frères musulmans semble profond. "Leur légitimité n'a cessé de s'effriter dans leur propre camp, notamment en raison de l'inflation. Un certain nombre de leurs partisans sont désormais contre eux dans la rue", affirme Jean-Noël Ferrié. La fronde aurait ainsi gagné la ville d'Assiut, un bastion islamiste de moyenne Égypte. "L'argument selon lequel l'islam est la solution a perdu de sa puissance", assure Clément Steuer. "Il manquait en réalité aux Frères un véritable programme." Face au mouvement Tamarod (rébellion) anti-Morsi et les 22 millions de signatures qu'il revendique, les Frères musulmans semblent avoir d'ores et déjà perdu le bras de fer de la rue.
Surtout que les islamistes viennent de perdre un allié de poids, au sein même de leur camp. Les salafistes du parti al-Nour (La lumière), qui avaient décroché 24 % des sièges lors des législatives de novembre 2011, se sont désolidarisés du gouvernement. "Les Frères feront tout pour rester au pouvoir, mais leur crédibilité et leur légitimité ont pris un sérieux coup", pointe Jean-Noël Ferrié. "Surtout, ils n'ont plus aucun pouvoir sur les forces de l'ordre."
Étonnamment, les islamistes pourraient être sauvés - tout du moins provisoirement - par l'arrivée prochaine du mois de ramadan. Comme le rappelle Clément Steuer, "c'est une période de fête familiale qui n'est pas propice à la mobilisation politique".
Notes :
1. Stéphane Lacroix, professeur à l'École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri).
2. Clément Steuer, docteur en sciences politiques et en sociologie au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales, au Caire.
3. Jean-Noël Ferrié, auteur de L'Égypte, entre démocratie et islamisme (éditions Autrement).