Tribune
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Publié le 5 Mars 2013

Comment l'Iran a pris le chemin du nucléaire

 

Par David Feith, rédacteur en chef adjoint pour les éditoriaux au Wall Street Journal. Traduction Hélène Keller-Lind

 

Olli Heinonen (photo), un inspecteur chevronné en matière d'armement, décrit comment « le Syndrome de Stockholm » a contribué à la marche forcée de Téhéran vers la bombe nucléaire et comment un secret inquiétant se niche peut-être dans le désert.

 

Cela fait plus de trois ans que le Président Obama a révélé l'existence de l'installation nucléaire secrète iranienne de Fordo - une usine d'enrichissement d'uranium enfouie profondément à l'intérieur d'une montagne et entourée de silos contenant des missiles et des batteries antiaériennes.

 

Le monde va-t-il avoir une autre surprise d'ici peu ?

 

Si quelqu'un est bien placé pour se poser la question, c'est Olli Heinonen, qui dit qu'il a subodoré l'existence de Fordo six ans avant que M. Obama reconnaisse son existence. En automne 2003, M. Heinonen était dans son bureau de l'Agence Internationale de l’Énergie Atomique à Vienne, quand un homme est apparu sans préavis. Ce « visiteur surprise », dont M. Heinonen n'avait jamais parlé jusqu'ici et dont il ne révélera pas la nationalité, affirma que l'Iran avait reproduit son centre d'enrichissement d'uranium existant déjà dans un site souterrain près de la ville sainte de Qom. Ce qui était le cas, comme l'AIEA et des agences d'espionnage occidentales l'ont confirmé plus tard.

 

Mais ce n'est pas tout ce que ce « visiteur surprise » a partagé avec lui en 2003. Il y avait également en construction en Iran, dit-il, une réplique de l'installation à l'eau lourde d'Arak destinée à produire du plutonium. En d'autres termes, ce « visiteur » disait que l'Iran avait deux sites secrets au moins et il avait raison quant au premier. Et pour le second ? Y a-t-il un site de plutonium resté secret à ce jour ?
 

M.Heinonen ne peut pas le dire, alors que nous sommes assis dans son bureau à l’École de Gouvernement Harvard Kennedy, où il est Maître de Conférences depuis sa retraite en tant que directeur général adjoint de l'AIEA en 2010. Pourtant, il lance cet avertissement en se basant sur ses vingt-sept années d'inspection nucléaire pour le compte de l' AIEA en Iran, Corée du Nord, Irak, Syrie et ailleurs :

 

«Les gens parlent beaucoup de la façon dont les services de renseignement se sont infiltrés dans tout cela », dit-il du programme d'armement iranien, « mais si on examine les programmes nucléaires qui ont été dévoilés [ailleurs à ce jour], cela s'est toujours fait avec des surprises. S'il n'existe pas aujourd'hui d'installation qui n'a pas été déclarée ... ce sera la première fois en vingt ans que l'Iran n'en a pas ».

 

Originaire de Finlande, M. Heinonen parle avec enthousiasme et un accent prononcé en anglais, mais son message est sombre et pour des temps sombres. En février seulement, la Corée du Nord a effectué son troisième essai nucléaire, le plus réussi, l'Iran a annoncé ses projets d'installation de centrifugeuses avancées qui pourraient accélérer son programme d'enrichissement d'uranium de 200%, des photos satellites publiées dans le journal britannique The Telegraph ont suggéré que certaines opérations ont commencé à l'usine d'Arak; les négociations multilatérales avec l'Iran n'ont débouché pour la plupart que sur des projets de nouvelles négociations ( une fois encore), l'Iran a repoussé l'offre de pourparlers directs faite par l'Amérique ( une fois encore ) et le Sénat a confirmé la nomination au poste de Secrétaire à la Défense d'un homme qui n'a pu dire clairement si les États-Unis ont l'intention d'empêcher l'Iran de se doter de la bombe ou s'ils feront avec.

 

M. Heinonen est catégorique lorsqu'il affirme que l'AIEA œuvre dans le domaine de la prévention, mais il explique aussi pourtant que l'Iran pourrait avoir dépassé le point de non-retour nucléaire et que des années de faux pas de l'AIEA en sont en partie responsables.

 

Même en supposant que le régime iranien n'a pas d'installations secrètes, il pourrait suivre la Corée du Nord, c'est-à-dire, d'après la définition de M. Heinonen, décider que « trop c'est trop, tant pis, nous allons construire une arme nucléaire, dans un mois ou deux ». Le calendrier précis dépendant de la façon dont les ingénieurs iraniens enrichissent leurs stocks d'uranium pour parvenir à une pureté de qualité militaire et à quel point ils savent le faire. Mais en tout cas, note M. Heinonen, tout écart de l'Iran prendrait probablement de court la communauté internationale et ses capacités de réponse ».

 

En premier lieu, les inspecteurs de l'AIEA devraient détecter cet écart. Cela pourrait prendre jusqu'à deux semaines étant donné qu'ils se rendent dans les installations d'enrichissement d'uranium majeures d'Iran vingt-quatre fois par an environ. (Près de la moitié des visites sont annoncées, ce qui signifie que les inspecteurs donnent aux Iraniens dix jours de préavis, et le reste des inspections ne sont pas annoncées, ce qui veut dire qu'il y environ deux heures de préavis et à tout moment de la journée.) Une fois à l'intérieur, grâce à l'équipement utilisé pour l'enrichissement, les inspecteurs verraient rapidement si l'Iran était en train de se précipiter pour avoir la bombe, affirme M. Heinonen, mais l'histoire ne s'arrêterait pas là.

 

Les inspecteurs avertiraient alors officiellement le Conseil d'administration de l'AIEA, ce qui prend « quelques jours ». Ce Conseil se réunirait et adopterait une résolution ( ce qui « prend quelques jours »), puis enclencherait un processus du Conseil de sécurité des Nations unies ( « ce qui n'est pas non plus une décision prise du jour au lendemain »). « En réalité», dit-il, « un mois se serait passé. Eh bien, pendant ce mois [l'Iran] peut avoir atteint son but, du moins avoir assez d'uranium hautement enrichi pour une arme nucléaire. Et alors ? » L'Iran serait devenu officiellement le neuvième État nucléaire au monde.

 

Ce que veut dire M. Heinonen, c'est que la bombe iranienne n'est aujourd'hui tout simplement qu'une question de volonté de la part de Téhéran, non pas de capacité, en dépit de deux décennies d'efforts internationaux pour l'éviter. Comment cela est-il arrivé?

 

Mis à part l'usage de la force militaire, ceux qui sont à l'extérieur ne peuvent faire qu'un certain nombre de choses pour tenter d'arrêter un régime déterminé. Mais dans le cas de l'Iran, dit M. Heinonen, ce qui n'a pas facilité les choses, c'est que l'AIEA a souffert du « Syndrome de Stockholm», semblable à celui dont souffrent les otages qui s'identifient à leurs ravisseurs. Bien que faisant l'éloge du professionnalisme de l'AIEA dans ses efforts déployés en matière de sécurité nucléaire de par le monde, une partie de son dossier sur l'Iran laisse M. Heinonen perplexe.

 

Le mandat de Mohamed El Baradei, comme directeur général de l'AIEA de 1997-2009 ne s'est pas distingué par sa vigilance en ce qui concerne l'Iran. Il a constamment minimisé les soupçons (à la fois venant de gouvernements occidentaux et venant de sa propre Agence) quant aux activités iraniennes dans ce domaine et, en 2008, il a donné sa bénédiction à la quasi-totalité des affirmations de l'Iran concernant son programme nucléaire, les déclarant « compatibles » avec les conclusions de l'AIEA. Il a également écrit des articles critiquant la politique de non-prolifération internationale au motif qu'elle favorisait les nantis dans le domaine nucléaire par rapport à ceux qui ne l'étaient pas.
 

L'empressement de M. El Baradei à accorder le bénéfice du doute aux régimes voyous s'étendait à la Syrie : après le bombardement par Israël d'un site dans le désert syrien en 2007, il a déclaré au magazine New Yorker qu'il n'était «  pas vraisemblable que cet édifice ait été une installation nucléaire ». Un édifice fourni, en fait, par la Corée du Nord, rien que ça.

 

De M. El Baradei, M. Heinonen dit : «nous avons eu nos différences ». Il fait l'éloge de son ancien patron pour avoir suscité des inquiétudes quant à une éventuelle dimension militaire du programme nucléaire de l'Iran en 2004, mais il note que deux événements semblent avoir affecté la détermination de M. El Baradei.

 

Le premier a été la guerre en Irak, avec les États-Unis en tête, que M. ElBaradei « jugeait injuste », dit M. Heinonen, et qui a été engagée sur ce que M. El Baradei considérait comme étant un « prétexte» que l'Administration Bush pourrait également invoquer pour attaquer l'Iran. L'autre a été le Prix Nobel de la Paix décerné en 2005 à M. El Baradei et l'AIEA. « Cela a eu un impact » adoucissant « sur la façon dont nous avons traité [l'Iran] », dit M. Heinonen.

 

Le problème principal, toutefois, a été une pratique bien ancrée d'une diplomatie de la crédulité, dit M. Heinonen. « Si vous me demandez si les choses ont mal tourné en 2003 et 2004, en fait, je dirais que cela s'est produit beaucoup plus tôt. Elles ont mal tourné à l'époque de Hans Blix », alors qu'il était le chef de l'AIEA « en 1993 et 1994 ».

 

C'est à cette époque que les responsables de l'AIEA ont fait des «visites de transparence » en Iran, motivées par des préoccupations diverses, y compris le fait que la Chine avait secrètement détourné deux tonnes d'uranium vers la République islamique. Comme le raconte M. Heinonen, les inspecteurs avaient alors déclaré: « Tout est OK, nous n'avons rien vu ». En fait, note-t-il, « il y avait deux laboratoires qui n'étaient pas déclarés et dont l'existence est devenue évidente au cours de cette visite ».

 

Pourtant, l'AIEA n'a pas dit un mot et ne l'a pas fait pendant trois ans alors que l'Iran repoussait les choses en ne plaçant pas ces installations sous [ le contrôle ] des garde-fous de l'Agence. « Cela n'a jamais été mentionné en public », a déclaré M. Heinonen, ajoutant qu'en gravissant les échelons de l'Agence il apprit qu'il y avait d'autres cas de non-divulgation de la part de ceux qui, à Vienne, étaient censés mettre en œuvre la transparence.

 

« Je ne comprends pas pourquoi, en toute logique, on se comporte comme cela », dit-il, mais il note que «les Iraniens sont de très bons négociateurs ».

 

À ce jour, les négociateurs iraniens parviennent toujours à calmer les critiques de l'AIEA, en dépit des obstructions faites continuellement par Téhéran. Cela fait des années que les inspecteurs ont été bloqués et n'ont pu entrer dans le complexe Parchin, qui est suspect, et cela fait dix-huit mois qu'ils n'ont pu entrer dans le site d'Arak. Mais en faisant des promesses publiques, comme celles qui ont été faites cette semaine annonçant de nouvelles négociations en mars et avril, les Iraniens « construisent une sorte d'espoir, et les diplomates y croient », déclare M. Heinonen.

 

En parlant d'espoir, l'ancien inspecteur dit qu'il pense qu'il y a encore une chance pour un grand compromis américano-iranien. Selon lui, le régime iranien n'est pas un groupe révolutionnaire « homogène » bien résolu à obtenir la bombe. « Si on  regarde bien », certains membres de l'establishment à Téhéran sont sans doute « assez purs et durs », mais ils « sont plutôt soucieux d'avoir des relations commerciales avec le monde extérieur ».

 

De tels chiffres, dit-il, peuvent exercer une influence modératrice sur le Guide Suprême, l'ayatollah Ali Khamenei. Ici M. Heinonen cite un épisode datant de 2003, au cours duquel l'ancien Président iranien Akbar Hachémi Rafsandjani a aidé à convaincre le Guide Suprême de revenir sur une position prise publiquement contre la signature d'un accord de protocole additionnel avec l'AIEA.

 

Là encore, comme le confirme M. Heinonen, l'Iran a triché à propos de cet accord et a mis fin à sa mise en œuvre au bout de deux ans, ce qui n'inspire pas une grande confiance. Si on ne peut parvenir à un grand compromis - honnête -  et si l'Iran est reconnu de facto comme une puissance nucléaire, alors quoi? Est-ce que le Moyen-Orient verra une course aux armements nucléaires alors que les nations rivales vont essayer de le rattraper?

 

« Oui, c'est possible, mais pas du jour au lendemain », dit M. Heinonen. L'Arabie saoudite, l’Égypte et d'autres auraient besoin de cinq à dix ans pour construire une bombe, « même en prenant des cours intensifs ».

 

Pourtant, cela n'est vrai que si ces pays « commencent à partir de zéro », dit-il. L'Arabie saoudite a peut-être déjà commencé.

 

En 2011, le Royaume a annoncé la construction de seize réacteurs nucléaires d'ici 2030. «C'est d'ailleurs un drôle de chiffre », dit M. Heinonen -exactement ce dont un pays aurait besoin pour justifier le développement de capacités nationales avec un combustible qui pourrait avoir une utilisation tant civile que militaire. « Si vous voulez maintenir votre propre enrichissement de l'uranium, c'est le bon chiffre .... Cela coïncide parfaitement ». Il ajoute: «Rappelez-vous, il n'y a pas eu de programme militaire sans un programme civil. Cela se fait toujours sous l'égide du civil ».

 

Pour l'instant, M. Heinonen est plus préoccupé par le Pakistan. Le pays est instable, son arsenal nucléaire énorme et « ils construisent des armes nucléaires tactiques, ce qui signifie qu'il faut qu'ils les déplacent .... Alors, comment voulez-vous être en mesure d'en garder le contrôle » ?

 

Tout entrepôt ou tout convoi pose un risque de prolifération. « Regardez ce qui s'est passé avec A.Q. Khan », dit-il, se référant au parrain de la bombe pakistanaise qui a vendu des secrets nucléaires à l'Iran, la Corée du Nord et la Libye. « Soit les militaires ont été entièrement incompétents, soit ils savaient ce que faisait Khan.... Je pense que tout le monde le savait, et quelques-uns parmi eux ont reçu leurs pots-de-vin ».

 

Un après-midi avec M. Heinonen est l'occasion d'un rappel à la réalité qui contraste avec les belles paroles de l'Administration Obama évoquant un « monde sans armes nucléaires». M. Heinonen, dans son uniforme d'ingénieur en cravate et chemise boutonnée à manches courtes, fait preuve d'un certain stoïcisme quant aux affaires du monde. Pourtant, le défilé des horreurs se déroule.