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Peut-on déjà vraiment parler d'une "révolution" égyptienne?
Le simple fait que le président égyptien soit aujourd'hui issu des Frères Musulmans en est une en soi. Mais le plus important est ailleurs. Il y a bel et bien un changement qui s'est opéré dans la sociologie politique du pays: pour la première fois en public, les gens s'expriment, débattent, critiquent... C'est la base même de la démocratie. Et, peu importe les dirigeants actuels ou futurs, il leur sera difficile de remettre en question cette avancée.
Maintenant, on peut légitimement s'interroger sur le terme de "révolution". Dans le cas égyptien, s'agit-il d'une révolte qui a réussi à renverser un dirigeant? La réponse est oui: même si c'est l'armée qui a fait le choix décisif, elle ne l'aurait jamais fait sans la pression populaire.
Le régime n'a-t-il pas juste trouvé un prétexte pour se renouveler et donner l'apparence du changement? Pas exactement. Encore une fois, ce sont plutôt les militaires -qu'il faut distinguer du "régime" lui-même- qui ont pris le contrôle direct du pouvoir afin de renouveler le système politique. À noter que la forme (autoritaire ou plus libérale) du nouveau système leur importe sans doute peu. L'intérêt de l'armée est avant tout de conserver ses prérogatives: avantages économiques, droit de regard dans les affaires souveraines de l'État...
Les islamistes ne sont-ils pas les grands gagnants?
Bien sûr. Ils ont remporté les élections législatives, dans les deux chambres, ainsi que la présidentielle. Ils développent leurs réseaux au sein de l'État. Ils essaient même de se faire passer pour les chantres de la révolution, alors qu'ils ont surtout rejoint un mouvement déjà bien en marche.
Cela n'a rien de très surprenant. D'abord, la société égyptienne actuelle est à dominante religieuse. Ensuite, les Frères Musulmans étaient la principale force d'opposition sous Moubarak et leurs réseaux sont très étendus dans le pays.
Cela étant dit, les islamistes ne sont pas hégémoniques et n'ont pas les moyens de l'être, pour le moment en tout cas. Pire, les difficultés se sont accumulées pour eux.
Il faut rappeler que Mohamed Morsi n'a été élu président en juin dernier qu'avec une faible marge. Le soutien populaire aux Frères s'érode progressivement pour une raison simple: ils sont maintenant au pouvoir et peinent à convaincre l'opinion publique de leurs qualités de dirigeants.
Une des conséquences de cela est malheureusement le crédit accordé aux salafistes, jugés par certains plus "honnêtes" dans leurs propos extrémistes que les Frères, qui eux usent volontiers de la langue de bois pour parvenir à leurs fins.
Par ailleurs, le pouvoir islamiste est engagé depuis des mois dans un bras de fer avec les hautes instances judiciaires du pays. La chambre basse du Parlement a été dissoute. La chambre haute (la Choura) pourrait l'être bientôt aussi... De nouveaux rebondissements vont certainement intervenir.
Enfin, les Frères Musulmans ont toujours besoin de l'armée, qui peut ainsi se repositionner en "arbitre" en cas de crise. On l'a bien vu, en décembre, lors du passage en force pour le vote de la nouvelle constitution. La rue s'est faite pour la première fois réellement menaçante contre les autorités islamistes.
Pas de comparaison possible avec la révolution islamique iranienne de 1979?
Les deux évènements se sont déroulés dans des pays différents, à des moments différents. Ce qu'ils ont vraiment en commun, c'est l'arrivée aux affaires de dirigeants religieux grâce à un détournement à leur profit du processus révolutionnaire.
La figure charismatique du chef avait été décisive en Iran. Fort heureusement, il n'y a pas de "Khomeiny" égyptien. Les purges drastiques au sein de l'armée et le déploiement de milices partisanes très violentes étaient aussi des dérives qui avaient caractérisé la révolution iranienne. Enfin, la guerre contre l'Irak, engagée par Bagdad moins de deux ans après le renversement du Shah, avait paradoxalement permis de renforcer à la fois l'assise et la légitimité des nouveaux dirigeants de la République islamique.
Rien de tout cela dans l'Égypte de 2011-2013. On l'a vu, l'armée reste un acteur structurel et structurant de la scène nationale. Elle ne laisserait en aucun cas une guerre -contre Israël par exemple- se déclencher.
Les Frères Musulmans eux-mêmes en sont bien conscients. D'ailleurs, leur stratégie politique se base sur le long terme. Ainsi, en fait d'Iran, leur modèle serait plutôt la Turquie, dirigée depuis dix ans par les islamistes de l'AKP.
Que peut-on attendre de la situation?
Le pouvoir islamiste a un défi majeur à relever: l'économie. En Égypte, comme dans la plupart des autres pays arabes rentrés en révolution, l'économie est un juge de paix qui décide de la réussite ou non des nouveaux dirigeants. Or il y a une contradiction dans les projets de la confrérie.
D'un côté, le pays a besoin d'argent. Et les Frères, qui ont aussi foi dans le capitalisme, sont disposés à intégrer les canaux de la mondialisation. De l'autre, le processus d'islamisation de la société comporte un risque important, celui de dissuader les investisseurs et les touristes.
Ce n'est donc pas un hasard si les pays du Golfe, et en premier lieu le Qatar, politiquement proche des Frères Musulmans, sortent de plus en plus leur carnet de chèques au bord du Nil. La frontière entre aide désintéressée et fidélisation d'une clientèle politique est ici bien floue.
Mais même si le nouveau pouvoir parvenait à redresser la barre sur le plan économique, on doit s'attendre à ce que les tensions persistent en Égypte. La scène politique est en pleine recomposition. La société civile s'organise et se développe...
Si les perspectives restent difficiles à établir, il est aussi trop tôt pour tirer un bilan complet de la révolution égyptienne de 2011.