Tribune
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Publié le 3 Décembre 2013

Dominique Baudis: en matière de laïcité, "l'incertitude est l'ennemi du droit"

Par Geoffroy Clavel

"Notre société va mal", reconnaît Dominique Baudis. Depuis 2011, le Défenseur des droits est bien souvent le dernier recours des Français pour faire valoir leurs droits face à la machine administrative, la lenteur de la justice ou les discriminations dont les effets se retrouvent amplifiés par la crise.

Crispations autour de la Manif pour tous, insultes racistes visant Christiane Taubira, affaire Léonarda, islamophobie, précarité sociale... Cette année 2013 qui s'achève aura été rythmée par les très fortes tensions politiques, sociales et communautaires qui ont agité le débat public en France. A la veille d'un colloque consacré à l'épineuse question de l'accès aux droits, organisé ce lundi à l'Assemblée nationale, l'ancien maire de Toulouse, rangé de la politique, livre son analyse sur la fièvre qui s'est emparée du pays.

En 2013, la crise s'est-elle aggravée au regard du nombre et de la nature des plaintes qui remontent jusqu'à vous?

Oui. Nous sommes arrivés à 100.000 réclamations par an. Et nous le mesurons également à travers le courrier et la nature des plaintes qui nous sont adressées. Les Français se plaignent dans des termes de plus en plus sévères de la société et ses institutions. Bien souvent pour des sommes qui peuvent sembler symboliques, parfois quelques euros. Mais il s'agit avant tout d'une question de principe.

Notre société va mal. La crise et le chômage aiguisent les discriminations, rendent encore plus insupportables les atteintes aux droits des personnes commises par les pouvoirs publics. Et ce sont évidemment les personnes les plus faibles qui subissent les effets des discriminations. Je vous donne deux chiffres: 20% des Français finissent le mois avec un compte en banque à découvert, 1 enfant sur 5 vit sous le seuil de pauvreté. Cela donne la mesure de la crise et de l'ampleur de notre mission.

Depuis trois ans, la politique d'austérité a entraîné une réduction conséquente des crédits alloués aux services publics. Cela a-t-il aggravé la situation?

Nous vivons dans une société qui sait définir des droits mais construit des labyrinthes pour y accéder. Le risque étant que les personnes les plus vulnérables baissent les bras avant d'avoir obtenu gain de cause. Savez-vous que près de la moitié des personnes qui ont droit au RSA ne le réclament jamais? Des retraités attendent parfois des mois avant de faire jouer leurs droits.

Beaucoup de gens se plaignent d'une administration déshumanisée. Ils n'ont bien souvent affaire qu'à des plateformes téléphoniques et numériques. Or ce sont les publics les vulnérables qui sont les plus mal à l'aise vis à vis de ces plateformes, sans parler de ceux dont le cas ne rentre pas dans les cases prévues par l'administration. Souvent, seuls nos délégués prennent le temps d'écouter les réclamants.

Je cite souvent le cas d'une vieille dame qui s'est vue priver du jour au lendemain de sa pension de retraite. Il a fallu qu'un de nos délégués intervienne pour se rendre compte que la mort d'une autre dame portant le même nom était à l'origine de son problème.

Le dernier rebondissement de l'affaire Baby-Loup a réactivé les craintes de dérives communautaristes. Dans le même temps, les accusations d'islamophobie et de discriminations raciales/religieuses n'ont jamais été aussi présentes. Est-ce un paradoxe?

La France vit une situation particulière car elle tente de concilier deux droits: le droit à la liberté d'expression, notamment religieuse, et le droit issu des règles de la laïcité.

J'ai écrit au Premier ministre et consulté le Conseil d'Etat pour réclamer une clarification du droit. Nous ne cherchons pas à déplacer le curseur en faveur de plus ou moins de liberté religieuse, mais à définir une frontière claire et nette sur ce que dit le droit. L'incertitude c'est l'ennemi du droit. Bien souvent, nous recevons des courriers auxquels nous ne savons pas répondre. L'affaire Baby-Loup, c'est plus de cinq ans de conflits et ce n'est pas fini.

Dans ces situations, des conflit émergent, des entreprises disparaissent, des gens perdent leur emploi et les tensions s'exacerbent.

Que faut-il faire?

Lorsqu'on définit clairement la frontière entre ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, les gens la respectent, même s'ils ne sont pas d'accord. Prenez l'exemple de la loi sur les signes extérieurs à l'école: elle a été très débattue, très contestée mais 10 ans après tout le monde la respecte. Et pourtant, cette loi concerne des millions de personnes.

Aujourd'hui, les cas sont plus marginaux mais les pouvoirs publics hésitent à trancher. Un homme portant la kippa peut-il accompagner une sortie scolaire? A-t-on le droit de siéger dans un jury d'Assises et de porter des signes extérieurs religieux? Peut-on aller retirer un dossier d'inscription à un examen tout en portant le voile?

La question raciale a resurgi dans le débat public, débat que certains qualifient d'"écran de fumée". Constatez-vous le retour d'une parole raciste en France?

Quantitativement, non, qualitativement, oui. Le racisme et le rejet de l'autre, que ce soit par le refus de l'accès à l'emploi ou au logement, en raison du sexe, d'une origine ethnique ou religieuse, sont aujourd'hui de plus en plus assumés. Nous voyons des personnes qui n'hésitent pas à dire "je loue un appartement mais pas à un noir" ou "cet emploi ne pourra être assumé par un noir, une femme ou un juif". Sur la seule base de son nom de famille à connotation maghrébine, une femme s'est vue refuser un chèque.

La parole politique est-elle responsable?

En tant que Défenseur des droits, je suis tenu à un devoir d'impartialité vis à vis des partis politiques. Mais il existe une responsabilité de la parole publique, qu'elle soit politique ou médiatique, qui place au centre du débat la question de la religion, des origines, et qui amène certains à se positionner. Jadis intime, cette question a pris une dimension sociale.

Les populations Roms présentes en France ont récemment été la cible de violentes critiques politiques, tous partis confondus. Faut-il y voir la quête d'un bouc émissaire?

Nous avons fait plus de 4000 interventions sur ce sujet pour l'année qui vient de s'écouler. Je dis deux choses: la circulaire d'août 2012 est une bonne circulaire. Elle prévoit que les pouvoirs publics, avant tout démantèlement ordonné par la justice, procèdent à un bilan social des camps roms pour apporter des réponses sur mesure à chacune des familles présentes dans ce camp. Lorsqu'elle est appliquée, ses effets se font sentir. Malheureusement, dans la moitié des cas, cette circulaire ne l'est pas, ce dont j'ai fait état dans un rapport adressé au premier ministre.

Deuxième chose, l'affaire des migrants d'Europe centrale est avant tout une affaire européenne. Les pays de départ et d'accueil sont des pays européens. Si chaque pays se borne à aborder le poblème d'un point de vue national, on est sûr de s'enfermer dans les slogans et les anathèmes. L'Europe ne peut pas se contenter de débloquer des fonds et donner des leçons de morale. Il y a moins de 10 millions de Roms sur 500 millions d'européens. C'est un défi que l'UE peut et doit relever.

Vous vous êtes auto-saisi dans l'affaire Leonarda. La protection de l'enfance a-t-elle été respectée?

Nous nous sommes saisis bien avant que n'éclate la polémique qui aujourd'hui est retombée. Nous ne communiquerons pas tant que l'enquête est encore ouverte. Mais nous émettrons une recommandation dans les prochaines semaines lorsque les auditions seront achevées.