Tribune
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Publié le 19 Mars 2013

Drumont et la continuité de l’antisémitisme

 

Par Marc Knobel

 

Ce mardi 19 mars 2013, Denis Podalydès prête ses traits au journaliste Édouard Drumont dans un docu-fiction diffusé sur France 2. « Drumont, histoire d'un antisémite français ». Denis Podalydès hérite donc de ce rôle, celui du journaliste, polémiste et écrivain français, fondateur du journal La Libre Parole, farouchement antidreyfusard, nationaliste et antisémite. Il est également le créateur de la Ligue nationale antisémitique de France. Le sociétaire de la Comédie-Française partage l'affiche avec Thibault Vinçon, interprète de Bernard Lazare, journaliste qui prit la défense de Dreyfus. Thibault de Montalembert et Jérôme Kircher se glissent dans la peau des écrivains Alphonse Daudet et Émile Zola. Le docu-fiction a été tourné en région parisienne sous l'œil d'Emmanuel Bourdieu ("Les amitiés maléfiques")  d'après son scénario adapté de la belle biographie de l'historien Grégoire Kauffmann. Profitons de cette occasion pour revenir très brièvement sur Drumont et mettons l’accent sur la continuité de l’antisémitisme (jusqu’à nos jours), au travers de « l’œuvre » de Drumont.

 

Tout le monde sait aujourd’hui que l’antisémitisme occupa une place centrale dans l’affaire Dreyfus. Même si des antidreyfusards récusent l’antisémitisme, Édouard Drumont ou Henri Rochefort –, ainsi que les chantres du nationalisme – comme Maurice Barrès et Charles Maurras – haïssent les Juifs. Leur haine est implacable. À Drumont, qui répète dans les colonnes de La Libre Parole sa haine maladive des Juifs depuis quatre ans, Émile Zola réplique par un papier qui traduit son haut-le-cœur. Dans Le Figaro du 16 mai 1896, il publie un article époustouflant intitulé « Pour les Juifs ». Il y dénonce l’antisémitisme et plaide avec ferveur pour une République fraternelle, capable de dépasser ses divisions et ses haines « Là est ma continuelle stupeur, qu’un tel retour de fanatisme, qu’une telle tentative de guerre religieuse ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, lorsqu’un immense mouvement se déclare de partout vers l’égalité, la fraternité et la justice ! […] Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse ! […] Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s’imaginent faire de la justice à coups de couteau. » L’affaire Dreyfus révèle aussi au grand Georges Clemenceau une société française qu’il ne connaissait pas, qu’il ne soupçonnait pas. Georges Clemenceau est le héraut de l’affaire. Un Clemenceau qui ne lâche pas les conspirateurs. Il écrit, le 27 juillet 1899 : « Qui ne croyait la barbarie morte entre nous, et qui n’a reculé d’horreur en la voyant revivre ? Qui pouvait prévoir cette haine fiévreuse de l’innocent, ce parti pris de ne rien savoir, ce déchaînement aveugle de passions sectaires ? Qui aurait cru l’état-major embourbé jusqu’au cou dans le crime ? »

 

Quelques années plus tard (Drumont meurt le 3 février 1917), certains essayistes ou journalistes tentent de « réhabiliter » Édouard Drumont.

 

Revue de détail.

                                                                                         

Le 3 février 1934, pour le vingt-sixième anniversaire de la mort de Drumont, le journaliste Jean Boissel fait graver sur sa tombe, l’inscription : « Auteur de l’œuvre immortelle « La France juive ». Il faudra attendre le printemps 2001, pour que cette inscription soit effacée par exécution d’un arrêté municipal signé le 15 novembre 2000 par Jean Tibéri, alors maire de Paris.

 

Le 9 juin 1937, au cimetière du Père-Lachaise, une centaine de personnes assistent à l’inauguration d’un buste en bronze de Drumont. C’est Arthur Bodard qui a fait exécuter le petit monument que l’on scelle sur la tombe de Drumont. Louis Darquier de Pellepoix qui vient de fonder le Rassemblement antijuif de France, prononce un discours. Urbain Gohier et Lucien Pemjean qui collaborent à La Libre Parole ressuscitée par le Jeune journaliste Henry Coston, assistent à cette cérémonie.

 

1940. Les autorités, toutes à leur objectif de « Révolution nationale », font expurger le contenu des manuels scolaires. Les passages concernant l’innocence du capitaine Dreyfus seront les premiers à être ainsi « oubliés ». Cependant, l’antidreyfusisme ne figure pas, hormis quelques mentions clairsemées, dans l’arsenal idéologique de la collaboration. La propagande de Vichy n’y fait que rarement allusion, aucun livre, aucun pamphlet sur l’affaire n’est publié entre 1940 et 1944. Notons cependant que dans la biographie de travail que distribue à ses membres l’Institut national de formation légionnaire, sorte d’école des cadres de la Légion française des combattants, figurent notamment Les Protocoles des Sages de Sion, le livre de chevet des antisémites, La France juive de l’écrivain antisémite Édouard Drumont et un précis de l’affaire Dreyfus d’Henri Dutrait-Crozon.

 

Mais, quelle est la position des autorités d’occupation face aux menées visant à réhabiliter « l’œuvre » de Drumont ? L’historien Grégoire Kauffmann rapporte que lors de son discours prononcé le 28 novembre 1940 au Palais Bourbon, le théoricien nazi Alfred Rosenberg avait salué la mémoire du polémiste antijuif. L’instrumentalisation du nom de Drumont par les collaborationnistes correspond en effet aux visées poursuivies par les Allemands en matière de propagande.

 

En 1941, Les drumontistes acquis à l’Allemagne hitlérienne œuvrent sans relâche à la « réhabilitation » de leur maître. La France juive est rééditée et les Parisiens peuvent voir, placardées sur les murs de leur ville des affiches reproduisant le portrait du fondateur de La Libre Parole. « Drumont au Panthéon ! » titre l’organe de délation Au Pilori, le 22 mai 1941.

 

La même année, le Capitaine Paul Sézille, officier en retraite, directeur de l’officine antisémite de l’Institut d’Étude des Questions Juives (IEQJ) entreprend de célébrer la mémoire d’Édouard Drumont. Avec l’approbation de Von Valtier, fonctionnaire du Service d’Information de l’Ambassade d’Allemagne, Sézille organise le 24 septembre, une « journée Drumont ». Parmi les invités, la veuve de Drumont; Serpeille de Gobineau, petit-fils d’Arthur de Gobineau. Figurent également des représentants des autorités allemandes (Von Valtier) et françaises (Charles Magny, préfet de la Seine; l’Amiral Bard, Préfet de Police; Xavier Vallat, Commissaire général aux Questions Juives...).

 

Voici le programme de cette journée :

-          À 16 heures, apposition d’une plaque commémorative sur la maison où Drumont vécut.

-          À 16 heures 30, cérémonie en sa mémoire à l’exposition du Palais Berlitz (à Paris) sur « Le Juif et la France. » Une gerbe est offerte à sa veuve qui assiste à toutes les cérémonies prévues.

-          Puis, allocution sur la vie et les « œuvres » de Drumont.

Les célébrations en son honneur se poursuivront d’ailleurs pendant toute l’occupation.

 

Au mois d’avril 1942, par exemple, plusieurs fidèles, tous membres de l’Association des Journalistes Antijuifs (AJA), fondée en 1941, Lucien Pemjean, directeur du Comité de vigilance nationale pour la solution radicale de la question juive, Jacques Plomcard qui avait fait renaître La Libre Parole en 1928, Paul Laffitte et Henry Coston..., se réunissent pour un déjeuner d’amitié. Ils fêtent leur confrère Jean Drault et la parution de son Histoire de l’antisémitisme. Ils célèbrent surtout le cinquantième anniversaire de La Libre Parole.

 

En octobre 1942 est inaugurée la « Maison des journalistes antijuifs » dont la veuve Drumont assure la présidence...

 

1944, alors que Madeleine Levy (âgée de 22 ans), la petite fille d’Alfred Dreyfus, meurt le 3 mai, à Auschwitz, une centaine de personnes se réunissent devant la tombe de l’écrivain antisémite. La plupart des tendances du collaborationnisme parisien sont représentées : la Légion française contre le bolchévisme, le Centre d’études anticommunistes, le Centre d’action et de documentation, le PPF (Maurice-Ivan Sicard et Henry Queytat, sont présents, tous deux en uniformes)… Sans doute, ces irréductibles estiment-ils que l’issue de la guerre serait malgré tout favorable à l’Allemagne. Certains viennent par fidélité, mus par cette foi inébranlable qui fit d’eux des criminels. Henri Poulain dans La Chronique de Paris affirme alors qu’un « peuple entier aurait dû être là, d’abord les plus hauts chefs de la nation et les Parisiens. Le 28 mai 1944, l’écrivain antisémite Lucien Rebatet écrit : « Nous ne célèbrerons pas le centenaire de Drumont s’il n’avait été d’abord un superbe écrivain (…) Son écriture est infiniment plus solide que celle d’un Maupassant, d’un Zola (…) Drumont était un brave type comme l’est aujourd’hui notre Céline. Mais, pour que Drumont prenne dans notre littérature la grande place à laquelle il a le droit, il suffira que cette littérature et que l’université soient enfin désenjuivées ».

 

1963 : « Les amis d'Édouard Drumont », une association (française) est fondée par l’écrivain Maurice Bardèche en collaboration avec Xavier Vallat, Jacques Ploncard d'Assac, Abel Manouvriez, Hubert Biucchi et Henry Coston (qui se présentaient comme disciples de Drumont). L'association regroupe des écrivains et des journalistes (issus des milieux nationalistes, de l'Action française ou de l'extrême droite), comme Emmanuel Beau de Loménie, Robert Coiplet, P. E. Cadelhoc, Pierre Dominique, Jean-André Faucher, Georges Gaudy, Philippe Roussel, Saint-Paulien. Le groupe comprend environ une centaine d'adhérents.

 

3 février 1967 : Réunis devant la sépulture de Drumont pour le cinquantième anniversaire de sa mort, une dizaine de personnes écoutent le discours d’Hubert Biucchi qui voue un culte à Drumont : « Combattant de race, vrai Français de France, le vaillant écrivain nous a montré le chemin », rapporte Kauffmann. Biucchi s’exprime au nom de l’association « Les Amis d’Édouard Drumont » dont il est le secrétaire général.

 

Mais, le décès, durant les années 1990, de la plupart des membres actifs de l'association « Les amis d'Édouard Drumont », laisse celle-ci en sommeil.

 

1997 : l’essayiste Henry Coston, qui est toujours aussi prolifique, présente son « Signé Drumont », Publications HC, 1997. Ce « Signé Drumont » n’échappe pas à la lecture attentive de Jean Mabire qui lui consacre un très long article d’une page dans l’hebdomadaire proche du Front National, National Hebdo, du 10 au 16 avril 1997, ainsi qu’à l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute du 23 avril 1997.

 

Le 20 avril 2005, l'association « Les amis d'Édouard Drumont » se reconstitue avec les mêmes objectifs que l'équipe précédente. Son siège est situé à Paris, à la Librairie d’extrême droite  La Licorne bleue. Le prix littéraire Édouard-Drumont 2010 suscite la polémique, son récipiendaire, Frédéric Vitoux, de l'Académie française, le refusant catégoriquement, 15 jours après l'avoir accepté chaleureusement.

 

6 janvier 2013 : l’essayiste (antisémite) Alain Soral (proche de Dieudonné) annonce sur son site Internet « Egalité et réconciliation » la sortie de… La France juive, d’Édouard Drumont, premier ouvrage de la collection "Les InfréKentables". On peut lire sur son site, la présentation suivante : « Le temps a passé plus vite que ne le pensait Drumont... et nous pourrions craindre qu’une fois encore « l’histoire voie se renouveler ce fait qui s’est renouvelé constamment : le Juif profitant des divisions qu’il crée pour se rendre maître par la ruse de tout un pays, voulant modifier violemment les idées, les mœurs, les croyances traditionnelles de ce pays et amenant, à force de taquineries et d’insolences, les gens qui se haïssaient la veille à se réconcilier pour lui tomber dessus avec un entrain prodigieux. »

 

De Jean Boissel à Alain Soral, il y a donc bien une continuité. Drumont ou la continuité de l’antisémitisme.

 

Source :

Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008, 358 pages.

- Marc Knobel, « Les derniers antidreyfusards ou l’antidreyfusisme de 1906 à nos jours », in L’Affaire Dreyfus et l’opinion publique en France et à l’étranger, sous la direction de Michel Denis, Michel Lagrée et Jean-Yves Veillard, Presses universitaires de Rennes, 1996.

- Marc Knobel, « L’événement médiatique et militant: L’Affaire Dreyfus d’Yves Boisset », Société Internationale d’Histoire de l’Affaire Dreyfus, bulletin n°2, automne 1996.

- Marc Knobel, " En cette année 1994... L'affaire Dreyfus ", in Les cahiers naturalistes, n° 69, 1995.

- Alain Pagès, Émile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Librairie Seguier, 1991.

- Michel Winock, Édouard Drumont et Cie, Antifascisme et fascisme en France, Le Seuil, 1982.