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Les ONG humanitaires sont confrontées à une quasi-impossibilité à agir directement auprès des populations prises dans une tourmente macabre. Pire, dans les premiers mois du conflit, la médecine et les médecins avaient été utilisés comme armes de guerre, soit parce que les soignants qui portaient assistance aux rebelles étaient pris pour cible, soit parce qu’on les utilisait pour identifier des rebelles blessés, soit parce que d’autres soignants apportaient une aide contre nature lors de séances d’interrogatoire, afin d’aider les puissants services de renseignement du régime - les moukhabarat - à obtenir des informations. Après des mois et des milliers de morts, il y a bien longtemps déjà que la «responsabilité de protéger » aurait pu être invoquée, remise maintenant brusquement sur l’agenda politique par l’usage d’armes de destruction massive, dont la démonstration de la preuve est en cours.
Les différentes conventions et protocoles additionnels qui régissent le droit international humanitaire ont été mis en place graduellement à partir de 1949. Ainsi, plus de soixante ans après, on se heurte toujours, derrière les réaffirmations compassionnelles de principe, à des obstacles dans leur mise en œuvre effective et systématique. Les humanitaires sont à la peine, autant que les politiques au fond.
Le balancier de ceux qui évoquent une réaction militaire va et vient. Il oscille entre action ponctuelle et abstention. Entre ceux qui veulent «punir» le pouvoir syrien en place et ceux qui redoutent au contraire une accélération de la violence qui pourrait résulter de toute modification substantielle du rapport des forces qui se confrontent sur le sol syrien.
Mais dans un cas comme dans l’autre, quid de la capacité d’accès et d’assistance aux civils ? On retrouve, dans la paralysie actuelle, des mécanismes qui traduisent le fait que si des principes sont intangibles - accès aux personnes exposées à la violence, neutralité des interventions, non-discrimination des victimes… - la mise en œuvre de réponses effectives reste aléatoire, quand ce n’est illusoire, sans solution politique. Parmi les obstacles, trois émergent ici, qui concourent à un empêchement humanitaire qu’une action militaire isolée ne résoudra pas.
Le monde s’est politiquement «désoccidentalisé». Les règles et conventions qui régulent les affaires internationales (et les conventions de Genève n’y font pas exception) sont le fruit de l’équilibre qui prévalait au sortir de la Seconde Guerre mondiale, celui d’une domination militaire, politique, économique et technique de l’Occident. Ce n’est plus le cas. Mais le mouvement humanitaire international, lui, reste massivement dominé par des acteurs et des financements dont les racines sont, dans les pays occidentaux, assimilées par les belligérants à des outils de politique étrangère dissimulés, ou fallacieusement présentés comme tels afin d’empêcher leur accès et leurs éventuelles prises de parole sur les choses vues. Toute posture du gouvernement de tel pays installe «ses ONG» sur l’une des polarités des forces en présence. Des dizaines de conflits contemporains n’ont pas réussi à débarrasser les ONG occidentales d’un tutorat supposé de leurs États. Les plus grosses sont engagées dans des processus de transnationalisation qu’il est urgent d’étendre - pour de vrai - aux pays émergents.
Le monde s’est massivement urbanisé, et avec lui les lieux des combats, confrontant les humanitaires à une promiscuité des populations dans le tissu des villes, à un mélange étroit, sur des périmètres multiples et denses, de groupes humains où se mêlent les familles comme les combattants d’obédiences diverses. Nous sommes loin de la configuration de camps de réfugiés ou de déplacés, où la logistique de base se trouve simplifiée dans son organisation et sa distribution, permettant par le choix des lieux de leur implantation d’éloigner les civils des lieux des combats.
Le monde s’est fragmenté. Aux clivages politiques se mêlent des conflits interconfessionnels ou des rivalités tribales, utilisés comme autant d’ingrédients caricaturaux pour alimenter les haines et la violence. Rien de vraiment nouveau sous le soleil depuis la guerre du Biafra ou des Balkans, si ce n’est l’organisation spatiale de cette mosaïque sur le territoire syrien et la proximité physique qui entremêlent les différents groupes. Une vraie gageure opérationnelle pour acheminer soignants et matériel sur place, dès lors que chaque microfrontière entre ces implantations «en peau de léopard» est une zone à haut risque sécuritaire. Ce n’est plus le «sans frontiérisme» d’États nations qu’il faut dorénavant pouvoir appliquer.
Une réaction militaire, qui ne prendrait pas en considération ces limites à intervenir, aura peut-être pour effet de stopper les exactions visibles, massives, mais pas l’hémorragie torpide qui affaiblit chaque jour davantage la population syrienne. Elle ne peut dès lors résumer la décision d’intervenir, sauf à s’inscrire dans une stratégie partielle, insupportable sur la durée. Les hésitations du président des États-Unis semblent traduire la perception de ce dilemme.