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Pourtant son oeuvre a bien une direction, un sens, une portée, à la marge de la critique textuelle biblique, mais inscrite au cœur de la littérature. Dans son dernier livre traduit en français, Le tort du soldat (2), c’est toute la question de la mémoire qui surgit à nouveau sous la plume de Luca, sous deux narrations complexes, paradoxales, celle du narrateur puis celle de la fille d'un ancien nazi, tous trois voisins de tables inconnus les uns des autres, dans une auberge des Dolomites. Tel est le prétexte de Luca, se souvenant ou s’imaginant à la table voisine de ce vieil homme et de sa fille. Durant le dîner les deux Autrichiens parleront peu de cela, seules quelques bribes transparaissent. La mémoire de ce vieux nazi, c'est sa fille qui la rapporta par écrit et qui constitue la seconde partie de l'ouvrage.
Danièle Valin, traductrice inconditionnelle d’Erri de Luca, aborde ses proses comme on aborde un poème – non comme on s’amarre à une prose. Ce livre aborde la question du mémoriel, selon deux approches contradictoires ou complémentaires, qui s’opposent ou se répondent dans leur enracinement comme dans leur mémoire agonique autant qu’antagonique…
Le narrateur évoque, dans les premières pages, ses traductions du yiddish d'Isaac Bashevis Singer et son projet de traduire son frère Israël Joshua pour un éditeur italien et les problèmes posés par la version anglaise ou l’original yiddish de la fin de La Famille Moskat, le grand roman d’Isaac Bashevis au lendemain de la guerre. Dans la version connue de tous et traduite de l’anglais, le désespoir l’emportait : « Singer a voulu laisser dans la bouche des langues du monde le sel amer de la version courte. » La version yiddish laissait encore au Messie une petite chance.
Le Tort du soldat, comme beaucoup d'autres récits de Luca partagent un secret d'écriture, d'intrigue, de mystère de composition avec Borges d'une part, avec l'Umberto Eco du Nom de la rose d'autre part. On ne résume pas un livre si court. On le lit et le savoure...
Le vieil homme dit un moment à sa fille ce qui pourrait être du Jünger : « Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité. (…) Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout. Les Alliés ont commis contre l’Allemagne des crimes de guerre absous par le triomphe. »
Il y a une densité fascinante chez Erri de Luca. Si l'on prend par hasard, Pas ici, pas maintenant (3) (non ora, non qui), on y trouve aussi cette dualité dans l'écriture. Il s'agit à la fois d' "une longue lettre à ma mère, à sa voix qui m'avait raconté le monde et m'avait transmis, par sa compassion, colère et dégoût", mais aussi de son premier roman, datant d'il y a quinze ans. Luca a composé là un livre unique, avec sa gravité poignante lorsqu'il écrit : "J'eus la preuve que même l'écriture, privée de son secret, devenait un mensonge" (p. 213).
Qu'en est-il donc des livres, de la culture, face à la question du mal ? Question éculée depuis Adorno, Hannah Arendt, George Steiner, Primo Levi ? Le fait que la culture ait trahi ceux qui en ont vécu depuis des siècles, en contribuant si souvent avec génie à la faire, voilà peut-être l'un des sens possible de l'aveu de Luca : "l'écriture devenait mensonge". Le fait que la culture ait pu trahir ce pourquoi des générations d'humains ont vécu, voilà le grand mensonge que dénonce ici Erri de Luca, d'où aussi son plus grand scepticisme vis-à-vis des religions, même si la Bible le fascine. Mais il écrit et c’est là aussi la victoire du livre sur l’oubli.
Revenons au Tort du soldat, car l'écrivain nous fait réfléchir, ici, à la problématique de la mémoire. Le fille du nazi raconte comment la Kabbale a inoculé à son père la passion pour la gematria, cette science juive qui donne à chaque lettre de l'alphabet hébreu une valeur numérale. Les chrétiens ont aussi leur kabbale, ou kabbala, mot hébraïque signifiant tradition. Dans ces pages, nous retrouvons que la valeur numérique de na'hash, serpent, est la même que massia'h, messie, mais plus étonnant, celle d'ahava, amour, est la même que e'had , Un. Luca découvre dans le Zohàr (signifiant illumination) un nom divin stupéfiant : Shadaï, ce qui suffit...
Encore un mot sur Noyau d'olive qui nous fait approcher d'Erri de Luca d’un peu plus près. Dans cet opuscule donc, il passe en revue à rebours des personnages centraux de la Bible, commençant par Jésus et clôturant avec le Siracide, à la fois un livre connu aussi sous le nom d’Ecclésistique, et son auteur, Jésus Ben Sirach, ouvrage non retenu par le corpus juif par manque d'original hébreu. Luca y dépeint Jésus, qu’il ne voit pas d’un regard chrétien comme un second Isaac, mais comme l'unique rescapé du massacre des saints innocents. « Ainsi, il naquit et resta en vie grâce au seul prodige dont il ne fut pas lui-même l'auteur. Toute sa vie, brève, il tenta de réparer cette injustice, jusqu'à se faire accrocher sur l'obscène potence qui exposait la mort en haut, bien en vue, comme une affiche (4). »
Tout à la fin du livre, Erri de Luca, profondément incroyant, mais profondément habité par cette Parole-là qui nous vient d'Israël - de nul autre peuple, de nulle autre terre - écrit simplement une parole si incommensurable :
Tant que, chaque jour, je peux rester ne fût-ce que sur une seule ligne de ces Écritures, j'arrive à ne pas me défaire de la surprise d'être vivant (5).
Mais c’est avec Rez-de-chaussée (6) que j’ouvrirai plutôt que je n’achèverai ce court prologue à l’œuvre de Luca. Ce livre s’achève par un chapitre qui a retenu nombre de lecteurs saisis par la puissance de la langue et du message de l’écrivain, où il aborde sa visite à Auschwitz-Birkenau, qu’il ouvre par ces mots yiddish : Mir viln nisht shtarbn (Nous ne voulons pas mourir), lancés par les enfants du ghetto de Lodz, quand les nazis les chargèrent sur les camions à destination d’Auschwitz. Le titre que donne à ses pages Luca fait mémoire de l’inscription que les nazis accrochaient au cou des malheureux évadés repris : Ich bin wieder da (Me voilà de retour). Voici ces lignes chargées de tout le poids toujours actuel de la tragédie et par-delà de toutes les mémoires des dernières exterminations qu’a connues l’humanité : les Juifs, les Cambodgiens, les Rwandais en particulier :
« Ich bin wieder da, je suis de nouveau ici, pensais-je sous la potence de Höss : me voici à nouveau commandant, je porte ma pancarte gravée dans ma tête, c’est mon drapeau et ton échec. Le peuple que tu voulais effacer a réussi à crier hors des livres jusqu’aux oreilles d’un étranger, né après et loin. Je suis dans l’écho de ce cri, c’est la raison pour laquelle « je suis de nouveau là », même si c’est pour la première fois (7). »
Ce cri d’Erri de Luca, le grand Alain Resnais ne l’a pas entendu de la même manière dans Nuit et brouillard. Luca a la puissance d’un Semprún, d’un Blanchot. Mais il est d’abord poète, d’où sa force qui nous pénètre avec la sourde profondeur du mystère des choses, du mystère insondable du souvenir de tout ce que l’être humain a souffert dans l’histoire au nom de la haine et de la folie de quelques hommes, beaucoup plus rarement de femmes, et qui nous hante sans fin…
Notes :
1. L’Arche, août 2012, propos rapportés par Kerem Elkaïm.
2. Traduction de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 89 pages, 2014.
3. Folio bilingue. Traduction par Danièle Valin.
4. Folio, trad. par Danièle Valin, p.22-23.
5. Folio, trad. par Danièle Valin.
6. Payot & Rivages, Paris, 1996.
7. Ibid., p.104.