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Michaël de Saint Cheron nous livre ici une passionnante étude de huit de ces intellectuels parmi les plus importants de la littérature française du siècle passé, dans leurs rapports avec le destin juif. Huit ? Il faudrait dire dix peut-être, tant Zola d’une part et Malraux d’autre part apparaissent fréquemment entre les lignes. Mais l’auteur a déjà consacré un livre entier sur les liens forts et méconnus de Malraux avec les Juifs et Israël et il a organisé l’an dernier à Jérusalem un séminaire très apprécié sur ce thème.
C’est, parmi les auteurs ici analysés, Jorge Semprún, lui aussi un temps ministre de la Culture (en Espagne) qui dialogue le mieux avec Malraux, mais un Malraux qui aurait connu les camps... Je veux ici rendre hommage au merveilleux et fraternel Jorge Semprún que nous avons eu l’honneur, très peu de temps avant sa mort, de recevoir à la Commission politique du CRIF. « Longue vie à la mémoire juive de notre mort » a-t-il écrit dans un de ses derniers articles, en se référant à ces enfants juifs arrivés d’Auschwitz à Buchenwald, qui seront peut-être les derniers porteurs directs de la mémoire de la Shoah.
Surprise de voir le nom de Marguerite Yourcenar, auteur admirable des Mémoires d’Hadrien, qu’on ne relie pas d’habitude à un engagement politique quelconque, participer avec les autres écrivains de ce groupe. L’empathie et la connaissance profonde qu’elle éprouvait pour le monde grec n’étaient-elles pas exclusives d’une amitié pour le peuple juif ? Je me souvenais de phrases méprisantes sur le Rabbi Akiba, si loin de l’idéal hellénisant de l’empereur.
Hadrien, ce sommet de la gloire romaine, homme exceptionnel de culture et de modération pendant le règne duquel eut cependant lieu, lors de la révolte de Bar Kochba, le plus massif massacre de Juifs dans l’histoire avant la Shoah... Marguerite Yourcenar était donc une lectrice attentive du livre sur l’extase de Dov Baer de Lubavitch, fils et successeur du fondateur du Habad.
Michaël de Saint Cheron rappelle l’amitié que Camus, au-delà de sa métaphysique paulinienne, a constamment exprimée pour les Juifs et pour l’Etat d’Israël ; il décrit en détail les premiers contacts d’Elie Wiesel, jeune journaliste alors muré dans son silence, avec l’illustre François Mauriac, aux antipodes de lui, qui va le révéler à son devoir d’écriture. Il parle avec admiration et affection de Maurice Blanchot, qui dans le travail même de son écriture acérée voulut préserver le « lieu de garde de l’événement absolu de l’histoire », ce qu’on appelait alors l’Holocauste, et dont on retrouve le point d’ancrage, cohérence d’une vie, entre engagement à l’extrême droite antisémite avant-guerre, amitié indestructible avec Levinas, engagement pour la résistance pendant la guerre, fraternité profonde avec les Juifs et Israël, qui le poussera vers 1970 à couper avec ses amis de l’extrême-gauche pour cause de détestation d’Israël.
Sont présentées aussi, dans leur détail diachronique, les relations de Péguy, Claudel et Sartre avec le destin juif. Péguy, d’une sincérité et d’une force prophétique, s’enrichit d’engagements complémentaires (Dreyfus, socialisme, christianisme, Jeanne d’Arc, patriotisme...) dans lesquels l’amitié pour les Juifs fut constamment au premier plan. Comme Nietzsche, une exégèse biaisée l’a fait passer mensongèrement pour un écrivain d’extrême droite.
Claudel, poète théologien depuis sa conversion spectaculaire, a regardé l’histoire juive sous un prisme chrétien. Antidreyfusard, maréchaliste, il manifesta pour le judaïsme et pour Israël une amitié croissante, pas forcément éclairée.
Enfin Sartre, dont les différentes étapes de relations avec le judaïsme sont utilement analysées dans leur contexte historique depuis les Réflexions sur la question juive, dont le regard extérieur fut critiqué, mais dont les fulgurances sont encore valables aujourd’hui, jusqu’aux approfondissements de la vieillesse, notamment sous l’influence de Benny Levy, où Sartre se rapproche de Levinas.
En ces temps où Céline est devenu un pilier de la littérature française qu’on a failli honorer officiellement, où Drieu la Rochelle bénéficie d’une promotion littéraire remarquée, et où Jean Marie Le Pen dit son admiration pour Brasillach, il est rassurant de lire ces études sur des grands écrivains interpellés par le destin juif et y réagissant avec empathie.
Bien sûr, l’aspect religieux, voire eschatologique, de leurs réflexions est daté en France où la déchristianisation a avancé à grands pas. Bien sûr aussi, la réflexion sur la Shoah se heurte avec les années au risque de désactualisation muséographique. Surtout, la situation du Moyen-Orient est décrite de plus en plus par un narratif en noir et blanc discréditant par avance pour une partie de l’opinion toute défense d’Israël. Mais il n’en reste pas moins que le destin juif est profondément inscrit au fond du destin européen et français, et qu’il est bon de le rappeler par la voix de quelques-uns des plus illustres représentants des lettres françaises.
Richard Prasquier
Président du CRIF
20 mai 2012