Tribune
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Publié le 4 Février 2014

Europe : ce qui oppose Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut

Propos recueillis par Nicolas Truong, entretien publié dans le Monde le 3 février 2014

                    

Qu'est-ce que l'identité européenne ? Et à quel moment en avez-vous pris conscience ?

 

Alain Finkielkraut : L'Europe m'est d'abord apparue comme la construction d'une entité nouvelle – ni nation ni empire – destinée, après deux guerres effroyables, à garantir la paix sur le Vieux Continent. Que l'Europe ait aussi une identité et que cette identité soit indissociable de l'identité nationale, que l'Europe, autrement dit, s'atteste dans la diversité de ses profils, ce sont les intellectuels tchèques, hongrois et polonais qui m'en ont fait prendre conscience. J'ai pour toujours en mémoire le récit déchirant qui ouvre l'article de Milan Kundera sur la tragédie de l'Europe centrale : en septembre 1956, le directeur de l'agence de presse de Hongrie envoya par télex dans le monde entier ce message sur l'offensive russe déclenchée contre Budapest et qui allait écraser son bureau : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe ». L'autre Europe, comme on disait alors, me révélait que j'appartenais à une civilisation précieuse et périssable. Mais aussi admirative qu'elle fût de l'héroïsme des dissidents, mon Europe ne voulait pas – et ne veut toujours pas – entendre ce discours. Au sortir du XXe siècle, elle s'est engagée, pour conjurer définitivement ses propres démons, dans la voie de la désincarnation par l'économie, la morale et le droit. 

Daniel Cohn-Bendit : Je suis né en 1945, alors que mes parents étaient cachés en France en raison des persécutions antijuives. J'ai été apatride pendant quatorze ans, puis j'ai choisi la nationalité allemande pour ne pas faire mon service militaire. Pour moi, l'Europe a toujours été une évidence. Je crois que, s'agissant de l'identité européenne, nous sommes aujourd'hui à un moment historique décisif. Nous sentons que les États-nations s'essoufflent ; qu'ils veulent défendre une idée de civilisation, de culture, qui est malmenée parce que le monde change à une vitesse incroyable… Construire l'identité européenne, c'est dépasser l'identité nationale, tout en protégeant les moments de progrès civilisationnel développés par chaque nation. L'identité européenne est en devenir et ne peut correspondre qu'à une identité de nature post-nationale. Dans la mesure où celle-ci n'a rien à voir avec une identité figée, elle est sans doute moins confortable pour les individus. À la limite, être européen, c'est ne pas avoir d'identité prédéterminée. Ce qui ne veut pas dire qu'elle porterait atteinte aux spécificités nationales. Au contraire, celle-ci doit coexister, pour ne pas dire s'affirmer en tant que garante du pluralisme identitaire européen. Notre identité singulière est d'ailleurs plurielle et en évolution permanente. Depuis une quarantaine d'années, la construction européenne s'ajoute à toutes nos autres identités et les transforme. Il n'y a donc pas un mode d'être européen univoque, mais des Européens. Tout comme il n'existe pas plus, pour moi, un mode d'être français, mais des Français.

 

Alain Finkielkraut : Des Européens, des Français certes, mais une Europe et une France. Frappée d'opprobre aujourd'hui par les élites intellectuelles de la nation, l'identité nationale n'est rien d'autre que la modalité française de la civilisation européenne. Et cette identité, nous ne la fabriquons pas, elle nous est donnée. Entre Dieu et nous, il y a cette différence que rappelle très justement Régis Debray : « Nous, nous sommes contraints, nous produisons du neuf, oui, mais à partir de ce que nous avons reçu. » Défions-nous comme de la peste de la présomption identitaire, mais soyons assez humbles aussi pour reconnaître notre dette, et, quand il le faut, pour l'acquitter. L'identité, c'est la marque de la finitude. Lorsque des inondations ravagent la Sardaigne, c'est le président du conseil italien qui décrète un jour de deuil national. On n'a pas pris le deuil à Bruxelles.

 

Daniel Cohn-Bendit : C'est faux ! Il y a eu, par exemple, une minute de silence au moment du tremblement de terre en Italie. Sept cent cinquante députés européens se sont levés et en ont fait un deuil européen.

 

Alain Finkielkraut : Dont acte. Mais ce geste n'a eu aucune répercussion à Paris, à Berlin ou à Copenhague. La nation, c'est l'espace où ce qui arrive aux autres vous arrive à vous. Malgré la « téléprésence » du monde, il n'est au pouvoir de personne d'en repousser les frontières. Et c'est dans cet espace circonscrit que la démocratie prend sens… Lire la suite.