Tribune
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Publié le 10 Octobre 2012

"In Fight..." le document d'al-Qaïda "made in Europe"

Par Céline Lussato

 

L'image du terroriste fruste, ignare et facilement endoctriné véhicule des connotations d'une certaine façon rassurantes. Elle suggère que la qualité de la réflexion dans le "marché aux idées" cher aux Anglo-Saxons finira par s'imposer. Cette image est malheureusement insuffisante, comme en témoigne l'article ci-contre du Nouvel Observateur.

 

Richard Prasquier

La police a procédé à plusieurs perquisitions dans le cadre d'une vaste opération antiterroriste, samedi. Lors de ces recherches, de nombreux objets, qui pourraient accréditer l'hypothèse d'un réseau islamiste radical, ont été trouvés. Parmi ces documents : une publication en anglais d'Aqpa (Al-Qaida dans la Péninsule arabique) "Inspire". Ce genre de magazine, fait partie de tout un arsenal de propagande, diffusé essentiellement sur Internet, destiné à séduire d'éventuels candidats au djihad ne parlant pas l'arabe et vivant principalement en Europe et aux États-Unis. En septembre dernier le "Nouvel Observateur", faisait une analyse de l'une de ces publications professionnelles. Nous republions cet article :

 

Un magazine en anglais consacré à la guerre en Afghanistan circule sur certains sites proches de la mouvance islamiste. Pas une vulgaire feuille de chou, mais une publication tout ce qu'il y a de professionnelle qui en dit long sur ses auteurs et sur le public qu'ils tentent de toucher.

 

Ce magazine en couleur de 150 à 250 pages selon les publications avait d'ailleurs attiré l'attention du ministère de la Défense il y a plus d'un an.

 

Son premier numéro, qui revenait sur les événements de 2005 à 2009, date en effet de février 2009. Le dernier, numéro 32, du mois d'août 2011.

 

Constitué comme un journal de guerre, il égrène presque jour par jour les événements réels ou supposés de la guerre en Afghanistan, sous le prisme taliban. Un document de propagande qui qualifie la coalition "d'envahisseurs", les soldats afghans de "marionnettes", mais qui frappe par le professionnalisme avec lequel il est réalisé. Loin du tract grossier qu'on imagine rédigé par un insurgé afghan au fin fond de la Kapisa.

 

Analyse

 

Une maquette simple, mais efficace. Beaucoup d'articles illustrés de nombreuses photos professionnelles. Aucun slogan voyant ou photo criarde qui viendrait heurter l’œil du lecteur.

 

Alors, que recèle ce document en téléchargement sur les sites islamistes ? Que peut-on savoir de ses auteurs et du public qu'il vise ?

 

Plusieurs experts en sémiologie, travail de l'image et informatique, qui avaient décodé cette publication pour le ministère de la Défense, ont accepté de revenir sur cette publication.

 

"Ce document est un message. Il renseigne donc sur ses auteurs et sur ce que ces derniers savent ou croient savoir sur son destinataire", affirme Roger Cozien* de eXo maKina. "En effet, la sémiologie et les sciences cognitives nous apprennent qu'il est impossible d'émettre un message sans le comprendre. Par conséquent le premier destinataire d'un message est son auteur lui-même", assure le sémiologue Serge Mauger*.

 

"Ce dont on se rend compte c'est que les auteurs de ce magazine maitrisent parfaitement nos propres codes de communication. Ce document est fait à l'européenne" assure Roger Cozien.

 

Selon le linguiste Franck Barbin*, le magazine est rédigé dans un anglais britannique "très académique" avec des "phrases de construction élaborée avec notamment des verbes à particule qui donnent un aspect très anglo-saxon au texte".

 

Articles de presse

 

Serge Mauger souligne que le magazine a été fait par des professionnels. "Plusieurs éléments amènent à penser qu'ils ont fait appel à des journalistes britanniques et notamment la titraille. Sans article, au singulier, les titres sont réalisés selon l'habitude de la presse anglo-saxonne et dénotent d'une excellente connaissance de la langue", précise Serge Mauger. "L'accent est mis sur le factuel, dans un anglais irréprochable avec des formules idiomatiques bien trop élaborées pour être écrites par un étranger", souligne de son côté Franck Barbin.

 

"En interrogeant les agences photo, nous nous sommes rendu compte que les auteurs se sont servis de comptes professionnels. Les clichés n'ont pas été volés ou pris sur internet comme habituellement dans ce genre de publications. Or ces magazines comportent des centaines d'images", précise Roger Cozien.

 

Tout ceci amène à penser que la cause afghane s'est attiré la sympathie d'acteurs loin du théâtre du conflit. Ont-ils été recrutés ou le font-ils spontanément, il est plus difficile de répondre à cette question.

 

"Mais enfin nous avons là un document de 150 à 250 pages, décliné en plusieurs numéros sur un an et demi. On peut donc penser que les auteurs sont soit payés pour, soit impliqués dans la cause au point de ne pas compter leur temps", souligne Roger Cozien.

 

Les lecteurs visés

 

Plusieurs éléments nous renseignent également sur le lectorat visé par ce magazine. Il s'adresse en effet à des personnes situées en Occident, proches de la mouvance ou qui pourraient être recrutées.

 

Tout d'abord la publication est disponible en anglais et a priori seulement en anglais. Pour toucher sans doute plus de monde, un public plus jeune.

 

"Le choix des photos nous renseigne beaucoup", avance également Roger Cozien. "Il n'y a pas ou très peu d'images choquantes ou radicales. Ce document annonce tout bonnement et sans triomphalisme la défaite de la coalition. Par la répétition d'images moins violentes, il amène le lecteur à être plus perméable au message. Ils annoncent que la coalition est sur le départ en montrant les pertes sur le terrain, les soldats blessés, les véhicules de la coalition touchés…" Il ne s'agit pas là de propagande excessive.

 

Cette publication, destinée à un public déjà averti car disponible uniquement sur des sites connus de personnes déjà sensibilisées à la "cause talibane", est donc une sorte de document de communication interne, de publication institutionnelle.

 

Le CSP+ du sympathisant

 

Il peut être également un document de recrutement, mais il s'adresse à un public qu'on pourrait qualifier de CSP+ du sympathisant.

 

Les linguistes interrogés estiment en effet que cette publication "s'adresse à des gens avec un bon niveau d'instruction et qui ont une pratique politique ou religieuse avancée car ils n'ont pas besoin du décorum habituellement présent dans ce genre de document". Ils soulignent le degré d'élaboration de ce texte.

 

Plus qu'au sympathisant de base, ce document semble en fait destiné aux cadres du mouvement en Occident, à ceux destinés à être les vecteurs d'influence et de propagande. Il révèle que la mouvance talibane est peut-être plus vaste que ce qu'on pensait et sans doute implantée en Occident.

 

*Franck Barbin est traducteur, angliciste et enseignant-chercheur à l'Université de Séoul

 

*Roger Cozien est le dirigeant de la société eXo maKina, expert près la Cour d'appel de Paris en photographie, Internet et multimédia

 

*Serge Mauger est linguiste, sémiologue, enseignant à l'Université de Caen - GREYC CNRS

 

Initialement, l'étude exhaustive de ce document avait été réalisée à la demande d'une section spécialisée du ministère de la Défense. Cette unité présentait à l'époque une expertise de haut niveau sur ces mécanismes et une vision élargie des phénomènes de propagande par l'image, rarement rencontrée.