Tribune
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Publié le 23 Janvier 2013

Frank Baasner: "La France doit rester à hauteur de l'Allemagne"

 

Propos recueillis par Jean-Michel Demetz

 

Fondé en 1948, l'Institut franco-allemand de Ludwigsburg joua un rôle précurseur dans la réconciliation entre les deux pays. Ce centre d'expertise indépendant, érigé sur les cendres encore tièdes du second conflit mondial, avait, dès l'origine, pour mission de susciter un rapprochement pratique et spirituel entre deux peuples meurtris par les guerres. À sa tête, depuis une décennie, Frank Baasner est un observateur attentif de l'évolution des sociétés et des choix politiques sur chacune des rives du Rhin. Ce diplômé en langue et littérature romanes, né en 1957, parfait francophone, parle comme il pense - en toute liberté. À l'heure où le décorum des cérémonies officielles du 50e anniversaire du Traité de l'Élysée estompe le choc des divergences entre Paris et Berlin, cet entomologiste de la relation franco-allemande explique comment nous sommes devenus plus proches que nous le croyons. Et pourquoi il faut encore aller plus loin.

 

Est-ce que Français et Allemands vont célébrer la même chose, ce mois de janvier 2013, cinquante ans après la signature du traité d'amitié franco-allemand?

 

Frank Baasner: Oui, je le pense. Car entre hauts fonctionnaires, conseillers, élus, une pratique quotidienne d'échanges s'est mise en place, même si, très souvent certes, c'est pour se dire que les points de vue des gouvernements ne sont pas spontanément identiques - cela n'a jamais été le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et c'est normal. Mais la force de l'habitude et des contraintes ont fait qu'à ce niveau-là des relations franco-allemandes, on fêtera une camaraderie de travail et le constat que cette relation bilatérale, à l'origine dérangeante pour les autres Européens, a, chemin faisant, trouvé sa place dans l'orchestre de la construction européenne. Plus personne ne remet en question la nécessité d'un accord préalable franco-allemand sur la direction à emprunter. On va donc célébrer un acquis, un socle, un pilier de ce que l'Europe fait aujourd'hui. Sera-t-on capable, pour autant, de lancer des projets pour l'avenir? Il est permis d'en douter.

 

Le moteur franco-allemand entraîne l'Europe quand il tourne, mais la paralyse quand il s'arrête...

 

Oui et l'on a aussi connu des cas où l'Allemagne et la France ont fait de mauvais choix pour l'Europe. Par exemple, quand Chirac et Schröder se sont affranchis du respect des critères de Maastricht. Au vu de la situation actuelle, c'est vrai que la position du gouvernement français n'est pas la même que celle du gouvernement allemand. Mais si l'on veut que l'Europe reste unie malgré ses différences, il faut que la France reste à hauteur égale de l'Allemagne, sinon certains pays vont craindre un retour de la volonté de domination allemande. Or, toute tentative d'hégémonie est contraire à l'actuelle aventure européenne. Aujourd'hui, le dialogue, même difficile, entre responsables allemands et français reste décisif. Le raisonnement que l'on entend parfois en Allemagne, selon lequel il ne faut pas imposer aux Français de suivre notre modèle, car ils sont différents, mais les abandonner et en faire les premiers du Sud, est dangereux pour tout le monde, y compris pour les intérêts mêmes de l'Allemagne.

                                                                                                                 

On l'oublie, mais ce dialogue franco-allemand, quand on regarde les cinquante dernières années, a toujours été difficile en réalité...

 

Oui. Sauf à l'époque de Giscard et Schmidt, où la proximité entre les dirigeants fut quasi immédiate. À chaque changement de gouvernement en Allemagne et en France, il a fallu réapprendre à coopérer et à accepter la réalité de notre interdépendance, même si cela passe par un dialogue houleux, que cela nous plaise ou non.

 

Le facteur psychologique a-t-il été important dans la relation entre dirigeants?

 

Il y a eu des temps historiques forts. En 1958, Konrad Adenauer ne voulait pas se rendre en France parce que l'Allemagne était sous gouvernement militaire. Mais lorsque de Gaulle l'invite chez lui, à Colombey-les-Deux-Eglises, il ne peut pas refuser. Lors de la réunification, Mitterrand a-t-il vraiment fait confiance à Kohl? Dans ces moments cruciaux, l'élément humain a compté. Il ne faut toutefois pas le surestimer. C'est pourquoi j'utilise personnellement peu ce terme de " couple " franco-allemand. Le mot renvoie trop aux émotions. Un couple, ça se choisit. Or, ce ne fut pas le cas.

 

Janvier 1963, c'est le début de la réconciliation...

 

Non! C'est son couronnement. Le traité de L'Élysée vient longtemps après d'autres expériences et structures. Dès 1945, des groupes de jeunes Français se rendent en Allemagne pour rencontrer de jeunes Allemands près du lac de Constance. Parmi eux, Joseph Rovan, Jean du Rivau... On les a oubliés, mais ces milliers de Français, qui souvent ont été déportés - dans l'article " L'Allemagne de nos mérites ", paru dans la revue Esprit, Rovan déclare qu'il n'oubliera jamais que les premiers prisonniers à Dachau étaient allemands - ont été des pionniers. Le premier jumelage entre villes a été porté par des individus qui avaient souffert des deux côtés de la guerre. C'est la gloire de ces Français d'avoir tendu la main.

 

Vu par De Gaulle, 1963, c'est aussi un échec. Car, dès le traité de l'Élysée signé, les députés allemands, par peur de voir l'alliance américaine mise en péril, ont voté un texte qui en limitait, du moins du point de vue français, les ambitions. C'est la fameuse formule du général dépité: " Je suis resté vierge "...

 

Malgré ce début frustrant, on se rend compte aujourd'hui que cette histoire singulière a porté ses fruits. Cette réconciliation a produit un capital de confiance et de contraintes qui permet à chaque gouvernement de se mettre dans le moule. Cette pédagogie de la coopération s'impose, même quand les résultats sont maigres. François Hollande n'a pas été bien traité par Angela Merkel durant la campagne électorale ; cela ne l'a pas empêché, à peine élu, de se rendre à Berlin pour son premier déplacement. Certes, de Gaulle a été déçu. Mais les peuples se sont réconciliés. C'est le grand miracle, et il remonte à bien avant 1963, si peu de temps après cette guerre effroyable, tant de personnes en France, mais aussi en Allemagne ont tendu la main et dit qu'on ne pouvait pas continuer ainsi.

 

En 1963, de Gaulle évoquait une " union politique " franco-allemande sans succès. Cinquante ans plus tard, Angela Merkel appelle à une " union politique ", des termes que Paris n'utilise pas. N'est-ce pas au fond la tendance naturelle des deux partenaires de vouloir une union renforcée quand ils sont dominants au sein du couple?

 

Non, car le contenu de " l'union politique " a évolué. Pour la Chancelière, " l'union politique " doit être une Union européenne avec un vrai transfert de souverainetés, pas, comme jusqu'à présent, avec un partage de souverainetés. Car en Allemagne, le débat fédéraliste a toujours existé. Nous vivons dans un État fédéral, et nous savons ce qu'est une fédération. Nous ne sommes pas seuls en Europe. L'Espagne est aussi fédérale avec ses régions autonomes, l'Italie débat de la question et compte des provinces aux statuts différents, le Royaume-Uni est en train de se fédéraliser. Reste la France où cette tradition fait défaut et où personne ne veut en parler. Or, dans le débat sur les structures européennes à venir, la question du fédéralisme sera posée. C'est pourquoi les intellectuels, les politologues, les économistes français et allemands doivent commencer à en débattre. Dans le cadre bilatéral, il faut être capable de discuter de ce grand enjeu de fond qu'est l'organisation future de l'Europe. Sinon, vous verrez l'Allemagne envisager d'autres décisions.

 

Et la France et l'Allemagne sont capables d'ouvrir ce débat?

 

Elles doivent l'être. C'est indispensable. Sinon, on peut imaginer un euro coupé en deux. Ce qui serait une grave erreur pour l'Allemagne, car cet " euro du Nord " serait surévalué et personne ne voudrait y adhérer.

 

La réconciliation est pour vous un acquis. Pourtant, cela n'empêche pas les petites phrases. En France, chez les socialistes, on a entendu ainsi, il y a quelques mois, parler du " retour de Bismarck ", de " diktat "...

 

Les mots sont là et quand la situation se tend, la tentation du bouc émissaire ressurgit. Mais dans la vieille Europe, je ne vois pas un parti ou un homme politique gagner des élections en ayant fait campagne sur ce thème-là. Tout le monde a compris à quel point nous sommes liés à tous les niveaux. Et l'on sous-estime le nombre de liens professionnels. J'ai découvert, voilà peu, que l'Assemblée permanente des chambres de métiers en France, qui regroupe 85% de toutes les petites entreprises, travaille depuis presque cinquante ans avec son homologue allemande. Personne ne leur a demandé de le faire: ils ont compris que pour défendre la petite entreprise, il fallait bâtir un lobby au niveau européen. Au-delà de la réconciliation, c'est l'intérêt pratique qui sert de ressort: on regarde comment font les autres. Et, les autres, en Allemagne, c'est d'abord la France.

 

Il n'y aurait donc pas d'affaiblissement du lien franco-allemand?

 

Je lis et j'entends ces commentaires de personnes, parfois un peu âgées, qui se plaignent qu'aujourd'hui ce n'est plus la même chose. Le nombre de Français qui apprennent l'allemand chute? C'est vrai, mais en déduire que tout fout le camp, c'est une grande erreur. Le manque d'intérêt pour la langue n'empêche pas la découverte de l'autre pays. Les jeunes Français qui se ruent à Berlin communiquent désormais en anglais. Les échanges scolaires sont en baisse? C'est vrai, mais l'outil est-il encore valable? Même pragmatisme dans les entreprises. Aujourd'hui, les ingénieurs de Renault travaillent en anglais avec ceux de Daimler. Et l'on découvre que même si nos États sont différents, nos pratiques, nos soucis, nos valeurs se ressemblent. Nous avons des différences, certes, mais comme il en existe entre Corses et Flamands.

 

La chaîne Arte a-t-elle joué un grand rôle dans ce rapprochement?

 

Non. C'est une aventure merveilleuse, mais avec 0,5% d'audience en Allemagne et 3% en France... Contrairement à la volonté des hommes politiques, Arte n'a pas voulu être la plateforme ou le miroir de la relation franco-allemande. Les Français ont davantage appris sur l'Allemagne en regardant la série Derrick qu'avec les programmes d'Arte.

 

Nicolas Sarkozy avait prôné la " convergence " avec l'Allemagne, ce qui supposait ce rapprochement des pratiques que vous évoquez. Qu'en est-il dans les faits?

 

Distinguons la réalité et l'idéologie. Sur les cinquante dernières années, la modernisation et la croissance ont rapproché nos quotidiens. La convergence, elle est là. La véritable convergence à la Sarkozy tenait, elle, plus à sa volonté d'ériger en modèle la réussite allemande. Ce qui revenait à prendre le risque de faire abstraction de la longue durée et de la conjoncture. Or on ne peut pas dire: " Il y en a un qui sait faire et l'autre non. " Prenez par exemple, le fameux Mittelstand, ce réseau de PME allemandes qui innovent et exportent. Depuis Chirac, la France en fait l'éloge. Mais c'est un phénomène qui remonte au XIXe siècle. Bâtir une structure d'entreprises familiales qui ont la volonté de conquérir le monde, cela ne s'improvise pas! Ce serait bien qu'un gouvernement de gauche puisse comprendre pourquoi les petites entreprises de l'Hexagone ne croissent pas. Droit du travail, SMIC...: oui, il y a un débat à ouvrir, mais par les Français eux-mêmes.

 

En lisant un demi-siècle d'archives de L'Express, on est frappé par un double leitmotiv: côté français, l'Allemagne doit payer; côté allemand, la France gaspille son potentiel. Est-ce toujours vrai?

 

La puissance économique allemande fait peur et encore plus depuis la réunification. L'Allemagne, en contrepartie, a accepté de payer - c'était la diplomatie du chéquier d'Helmut Kohl. Elle le fait encore aujourd'hui, mais il ne faut pas exagérer. C'est ce que dit Angela Merkel pour répondre à l'inquiétude de ses concitoyens. Quant au gaspillage du potentiel français... Aujourd'hui, ce que les Allemands attendent des Français, c'est qu'ils abandonnent leur attachement, parfois tourné en ridicule outre-Rhin, à la " différence " et se montrent plus pragmatiques afin de dégager une nouvelle dynamique. Au fond, la question que posent les Allemands aux Français est: " Pensez-vous vraiment rester à l'abri des transformations qui ont lieu partout? "

 

Et les Français répondent-ils à cette interrogation?

 

Non. François Hollande a rencontré des chefs d'entreprise allemands pendant et après son élection pour leur demander conseil. Ces patrons sont convaincus que tôt ou tard les réformes nécessaires se feront, mais ils s'impatientent. Au nom de la monnaie commune, il y a urgence. L'Allemagne ne cache plus son impatience.