Tribune
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Publié le 25 Mai 2014

Fusillade antisémite au Musée Juif de Bruxelles : nous sommes tous juifs !

Par Daniel Salvatore Schiffer, Philosophe, publié dans le Nouvel Observateur le 25 mai 2014

Samedi 24 mai 2014, en fin d'après-midi, a eu lieu, en plein cœur de Bruxelles, capitale de la Belgique et de l'Europe, un acte antisémite d'une violence inouïe : une fusillade, à l'extérieur et à l'intérieur du Musée Juif (situé dans la très centrale rue des Minimes, dans le quartier du Sablon), ayant provoqué la mort de quatre personnes, dont deux citoyens israéliens.

La "violence" est inhérente aux divers fanatismes

Dire que l'intellectuel juif que je suis est révulsé, choqué et indigné par cet incompréhensible sommet de barbarie s'avère, bien sûr, un euphémisme.

Les mots, de toute façon, me manqueraient, à l'heure actuelle, pour exprimer, au regard de pareille tragédie, cette tristesse mêlée de révolte qui m'étreint en ce moment. Nous sommes là, y compris pour les écrivains, dans l'ordre ou, plutôt, le désordre de l'indicible ! Car, comme l'affirma d'emblée Hannah Arendt elle-même, dans le premier tome de ses magistrales "Origines du totalitarisme", l'antisémitisme est avant tout, par-delà même son horreur sur le plan humain, une "insulte au bon sens" [1].

Analysant cette très problématique – et combien actuelle, hélas, au vu du drame d'aujourd'hui ! – notion de "violence" inhérente aux divers fanatismes politico-religieux, un autre grand penseur juif, Emmanuel Levinas, l'un de mes maîtres en philosophie, prolongea, dissertant là sur l'essence du judaïsme, cette réflexion d'Arendt : "Rien n'est plus équivoque que le terme de vie spirituelle. Ne pourrait-on pas le préciser en en excluant tout rapport de violence ?" [2], écrit Levinas dans "Difficile Liberté" et, de manière plus ponctuelle, dans un article ayant pour emblématique titre "Éthique et Esprit".

Il y précise aussitôt, à bon escient :

"Mais la violence ne se trouve pas seulement (…) dans un État totalitaire qui avilit ses citoyens, dans la conquête guerrière qui asservit les hommes. Est violente toute action où l'on agit comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action." [3]

Il conclut, non moins judicieusement et, surtout, non moins tragiquement : "Le violent ne sort pas de soi. Il prend, il possède. La possession nie l'existence indépendante. Avoir, c'est refuser l'être." [4]

L'abomination absolue                                                             

Ainsi ce criminel venant de commettre ce terrible acte de violence à l'encontre de quatre innocents issus de la communauté juive de Belgique n'est-il pas seulement un de ces individus appartenant à l'une des pires catégories sociologiques au sein de l'(in)humanité.

Il est également, chose bien plus grave, un meurtrier dont l'irrémissible sens métaphysique double, sur le plan idéologique, son geste physique.

Bref, c'est l'abomination absolue plus encore que l'impardonnable faute, à l'instar d'un autre criminel de toute aussi funeste mémoire : Mohamed Merah, ce terroriste, fou d'Allah à ses heures perdues, qui se rendit lui aussi coupable, le 19 mars 2012, de l'une des pires tueries, dans une école juive de Toulouse, que la France puisse malheureusement dénombrer en ce catastrophique début de XXIe siècle !

Le seul vrai héroïsme, c'est l'humanisme

Mais là où la portée symbolique de cette effroyable tragédie de Bruxelles se révèle la plus terrifiante, c'est qu'elle a eu lieu, plus précisément, à la veille même d'élections démocratiques cruciales, tant pour l'avenir de la Belgique que de l'Europe. Pis : c'est là le pire acte antisémite que la Belgique ait connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale !

Attention, donc ! La bête immonde, celle qui se gave de la peste brune et se repaît du sang des martyrs, rôde à nouveau, tapi à l'ombre d'un extrémisme aussi sanglant qu'insensé, au cœur de l'Europe moderne et civilisée, cosmopolite et pacifiée, éprise de tolérance et d'humanisme : le seul combat qui vaille en profondeur, les seules vertus qui méritent que l'on meure pour elles, le seul vrai héroïsme en ces temps de nouvel obscurantisme.

Ainsi, à ces barbares d'un autre âge, n'avons-nous, hommes et femmes de bonne volonté, juifs et non-juifs de par le monde, qu'un seul, mais inébranlable mot d'ordre, signe d'un indéfectible ralliement aux victimes de tout intégrisme, à leur faire valoir en guise d'ultime, mais définitive réponse : aujourd'hui, plus que jamais, nous sommes tous juifs ! Lire à la source.

Notes :

[1] Hannah Arendt, "Sur l'antisémitisme", in "Les Origines du totalitarisme", Paris, Calmann-Lévy, coll "Points", Paris, 1973 et 1984, p. 23.

[2] Emmanuel Levinas, "Éthique et Esprit", in "Difficile Liberté", Albin Michel, coll. Biblio Essais, Paris, 1963 et 1976, p. 18.

[3] Idem.

[4] Ibid., p. 22.