Tribune
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Publié le 5 Novembre 2013

Gilles Kepel : "La morale ne fait pas une politique"

Propos recueillis par Mélanie Déchalotte

 

Le politologue Gilles Kepel, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, revient pour Le Monde des Religions sur les enjeux géopolitiques et religieux des conflits au Moyen-Orient, en particulier en Égypte et en Syrie.

 

Depuis les « printemps arabes » en 2011, les événements se succèdent et le Moyen-Orient est en proie à une immense crise. Comment analyser cette situation ?

 

La crise au Moyen-Orient s’articule autour d’une dialectique en trois phases. D’abord les revendications démocratiques des « printemps arabes » en 2011 qui aboutissent à la chute des anciens régimes en Tunisie, en Égypte et en Libye, tandis que les révolutions avortent au Yémen et au Bahreïn et que la guerre civile se poursuit en Syrie.

La deuxième phase, qualifiée d’« hiver islamiste », est comme la négation de la première phase avec la victoire des islamistes en Tunisie, Égypte et Libye.

 

Enfin, le plus surprenant est la troisième étape : le renversement des islamistes cet été 2013 en Égypte et la répression sanglante des manifestants. En Tunisie, le gouvernement Ennahda est sous pression tandis qu’à Istanbul, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan (dont le parti est une variante locale de l’idéologie des Frères musulmans) est aujourd’hui accusé par les classes moyennes laïques de vouloir instaurer une dictature religieuse.

 

Peut-on comprendre cette dialectique des révolutions arabes à travers le prisme religieux ?

 

Pour comprendre les différentes lignes de force religieuses qui s’affrontent aujourd’hui au Moyen-Orient, il faut remonter au renversement de Saddam Hussein par les Américains : ils ont détrôné un dictateur sunnite, la confession des Saoudiens, soupçonnés d’avoir enfanté Ben Laden. Ils ont donc porté au pouvoir la majorité chiite en Irak qu’ils pensaient philo-américaine et même capable de faire chavirer le régime des mollahs de Téhéran. Loin de vaciller, Téhéran s’est fait l’armurier et le financier du chiisme irakien qui torpilla l’organisation terroriste sunnite Al-Qaïda, financée par les pétrodollars du golfe Persique.

 

La guerre d’Irak a donc eu deux conséquences paradoxales : elle a renforcé « l’axe chiite » dirigé par Téhéran qui comptait désormais dans ses alliés Bagdad, Damas, le Hezbollah libanais et (jusqu’à 2012) le Hamas palestinien, seul partenaire sunnite ; et elle a désintégré Al-Qaïda qui s’est divisée en branches régionales.

 

Cela eut deux effets : l’Iran se sentit confortée à poursuivre son ambition nucléaire. Téhéran, en procurant, via Damas, un armement au Hezbollah et au Hamas afin qu'ils puissent atteindre Israël, se prémunissait de toute velléité de bombardement de ses centrifugeuses par les Occidentaux, maintenant que Tel-Aviv se trouvait à portée de missiles par alliés interposés.

Côté sunnite, avec le déclin d'Al-Qaïda comme force organisée et centralisée, les dictatures apparurent inutiles, voire nuisibles, tant pour les bourgeoisies locales que les chancelleries occidentales… Lire la suite.