Tribune
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Publié le 17 Juin 2013

Grèce : dans les griffes d’Aube dorée

Par Maria Malagardis

 

Fragilisés par la crise et le chômage de leurs parents, les adolescents sont une cible privilégiée du parti d’extrême droite qui tente de recruter jusque dans les lycées.

 

Tout s’est passé en quelques secondes : bercé par la musique de son iPod, Phivos n’a pas vu venir ses agresseurs. Le premier lui a coincé les bras dans le dos, pendant qu’un autre, muni d’un couteau, lui tailladait le nez, la joue, puis la gorge. Trois coups, assénés avec violence, au moment où Phivos s’apprêtait à franchir les grilles du lycée public de Palio Faliro, une paisible banlieue balnéaire dans le sud d’Athènes.

 

«Le salut nazi en classe»

 

Il est 8 h 30 ce matin-là, en janvier, et l’agression du garçon de 17 ans provoque immédiatement un mouvement de panique. Les hurlements des élèves alertent les responsables de l’établissement. «Les agresseurs se sont enfuis, Phivos était couvert de sang, je l’ai emmené à l’hôpital dans ma propre voiture. On a tous eu très peur», se souvient Lena Daminopoulou, la proviseure du lycée. Plusieurs mois après le drame, elle refuse pourtant de spéculer sur les motifs et l’identité des agresseurs : «L’un d’eux a été arrêté, car Phivos l’avait reconnu. Pour le reste, l’enquête est en cours et c’est à la police de se prononcer.» Elle ne peut toutefois s’empêcher d’évoquer «un cercle habitué à la violence», «un climat politique un peu particulier» et «le besoin de protéger les enfants». Avant de lâcher : «C’est un incident regrettable, mais nous sommes vigilants. Dans d’autres banlieues voisines, à Kallithea, à Glyfada, les risques de dérapages sont bien plus nombreux. Il y a même des élèves qui font le salut nazi en entrant en classe ! Dans ces écoles, ils sont déjà bien présents.»

 

Ils ? Dans la Grèce d’aujourd’hui, tout le monde aura compris. Ce n’est pas que le sujet est tabou. Mais une peur diffuse incite souvent au silence, ou au moins à la discrétion, les victimes des néonazis d’Aube dorée, le parti d’extrême droite fondé au début des années 90 et qui a récemment fait son entrée au Parlement. Surtout lorsque les cibles sont des enfants. Il y a bien sûr le souci de les protéger, et aussi celui de ne pas stigmatiser l’école, le quartier… Ou encore un refus d’accorder trop d’importance à ce parti hier encore si marginal qu’il est difficile de l’imaginer s’immiscer dans les cours de récréation avec une audace parfois inquiétante.

 

«Ils ont visé un petit Grec»

 

Pour les parents de Phivos, l’agression de leur fils a été «une révélation et une prise de conscience», expliquent-ils d’une même voix, attablés à la terrasse d’un café, non loin du lycée. Dendis et Maria sont divorcés, mais ils tiennent à être présents tous les deux dès qu’il s’agit d’évoquer le sujet. «Il a d’abord fallu encaisser le choc, soupire Maria, en tirant nerveusement sur sa cigarette, et réaliser que cela nous arrivait à nous, à notre enfant.» Elle n’est pas dupe et sait que «l’agression de Phivos a marqué les esprits et ce, bien au-delà de ce quartier, parce que, pour la première fois, ils ont visé un petit Grec».

 

Ouvertement xénophobes, les militants d’Aube dorée ont multiplié ces dernières années les attaques contre les immigrés, parfois très jeunes. À la mi-mai, à la sortie du métro d’Athènes, trois d’entre eux se sont acharnés avec un tesson de bouteille sur un Afghan de 14 ans, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. La direction du mouvement, elle, n’a jamais cautionné officiellement ces attaques.

 

Pourquoi s’en prendre à Phivos, «un jeune ado tranquille, un peu rêveur et passionné de musique, qui ne s’intéresse pas à la politique ?» s’interroge son père. Il a fallu un peu de temps à ses parents pour démêler une obscure histoire d’adolescents, à propos d’une fille du lycée tombée amoureuse d’un garçon plus âgé et sympathisant d’Aube dorée. Comme d’autres copains de sa bande, Phivos lui aurait conseillé de rompre. Et c’est bien ce jeune néonazi qu’il a reconnu en se retournant furtivement pendant son agression. Arrêté et incarcéré, le suspect nie en bloc.

 

Peu à peu, Dendis et Maria ont appris que ce jeune de 19 ans traînait souvent autour du lycée, qu’il entrait parfois dans la cour, mais qu’on le voyait le plus souvent «avec ses amis» dans le petit parc en face de l’établissement. Souvent agressif ou provocateur vis-à-vis des lycéens. «Phivos ne nous en avait jamais parlé. Les adolescents vivent dans leur monde, ils nous échappent», constate Dendis. «C’est un quartier tranquille, on ne parlait jamais d’Aube dorée», renchérit Maria.

 

Celle-ci a parfois l’impression d’avoir basculé dans une autre vie. Car l’arrestation du jeune homme les a, à leur tour, désignés comme cible des extrémistes. Un soir, Maria a découvert l’emblème du parti tagué sur son interphone. Par la suite, il y a eu ces coups de fil nocturnes, où on les menaçait de s’en prendre à nouveau à Phivos et de «le découper en morceaux». Depuis, Maria sursaute quand son portable sonne et s’inquiète dès que Phivos est en retard. Certains habitants de son quartier se sont détournés d’elle, refusant de se mêler de cette histoire. «Mais il y a eu aussi des parents qui ont pris conscience du danger : même dans une banlieue tranquille comme Palio Faliro, Aube dorée traîne autour de nos lycées», souligne Maria.

 

Depuis l’agression, ces parents inquiets occupent tous les samedis le petit parc face à l’école, jusqu’alors squatté par les jeunes d’Aube dorée, «afin de reconquérir notre territoire», précise la mère de Phivos. «Palio Faliro est un quartier plutôt aisé. Voilà pourquoi les gens tombent des nues quand ils sont confrontés à Aube dorée», soupire Loukas. Ce lycéen à la tignasse blonde de la banlieue populaire de Kallithea est originaire de Pologne. Un enfant d’immigrés donc, mais pas de ceux que ciblent en principe les néonazis grecs : «Ils s’attaquent surtout aux peaux basanées puisqu’ils disent défendre la race blanche», ricane nerveusement Loukas. Lui aussi a été agressé par les hommes en noir du parti extrémiste. Mais pour des raisons politiques : «Je milite dans une association antiraciste. Un soir de décembre 2011, ils m’ont coincé et m’ont roué de coups, raconte le jeune homme qui veut encore croire à un sursaut populaire. Nous aussi, nous allons occuper le terrain. Partout, des groupes de citoyens se mobilisent, mais ils le font en dehors des partis. Car c’est à cause de cette classe politique nulle et corrompue que les gens ont voté Aube dorée aux dernières élections.»

 

Un cours d’histoire au siège du parti

 

En juin 2012, l’extrême droite néonazie est entrée au Parlement grec avec dix-huit députés. Dans un pays ébranlé par une crise économique sans précédent, elle est alors passée de 0,9% à 7% des voix en trois ans. Dans le lycée de Loukas, «tous les élèves sans exception ont au moins l’un de leurs deux parents au chômage», constate le jeune homme. Certains sont sensibles aux sirènes d’Aube dorée, affirme-t-il, «surtout les enfants d’employés ou de petits commerçants qui ont vu leurs revenus s’effondrer avec la crise».

 

Depuis quelque temps, Aube dorée s’intéresse ouvertement à cette jeunesse déstabilisée. Avec des succès divers. L’université, farouchement à gauche, reste une forteresse impénétrable pour elle. En revanche, les plus jeunes représentent une cible de choix. Comme le révèle une vidéo diffusée en février sur le site officiel d’Aube dorée : on y voit une vingtaine de gamins, âgés de 6 à 10 ans, invités au siège du parti pour un cours d’histoire célébrant les vertus des Grecs anciens.

 

Parallèlement, un député néonazi s’est insurgé contre l’«inacceptable» journée de commémoration de l’Holocauste dans les écoles grecques. Un mois plus tard, en mars, le même révélait le projet du parti d’ouvrir sa propre école privée.

 

Aube dorée tente surtout de séduire la jeunesse de façon plus subliminale en attisant la révolte contre la crise. «Beaucoup de jeunes se sentent humiliés par les difficultés de leurs parents. Ils peuvent se montrer sensibles à un discours qui flatte leur fierté bafouée», soupire Vagelis Marinis dans le hall du lycée dont il est le directeur, à Perama, au Pirée. À quelques mètres de lui, des lycéens piochent pommes et sandwichs dans de grands cartons. C’est l’heure de la distribution, comme chaque matin depuis la rentrée de septembre. «Nous savons que certains élèves ne mangent plus à leur faim. D’autres se contentent d’un plat de pâtes en guise de petit-déjeuner. Ils n’en parlent jamais ouvertement, ils ont trop honte. Alors nous avons décidé de faire appel à une ONG qui distribue des repas dans plus de 150 écoles», souligne ce quinquagénaire.

 

Perama est une banlieue ouvrière dont le seul charme est cette vue infinie sur la mer Égée, que l’on aperçoit même depuis la cour du lycée. Autrefois, les chantiers navals y assuraient une certaine prospérité. Mais ils ont été privatisés, avant d’être fermés. Les armateurs grecs préfèrent donner leurs bateaux à réparer en Chine à moindres frais. Ici, certains élèves se sont mis à écouter d’une oreille attentive les discours antimondialisation d’Aube dorée. «Il y a aussi toute une esthétique, un culte du corps exhibé par des militants qui fréquentent souvent les clubs de gym, explique le directeur, déplorant l’ignorance des jeunes Grecs. Ils ont l’impression qu’Aube dorée est un parti neuf. C’est à nous, les enseignants, les adultes, de combler leurs lacunes.»

 

Quelques semaines plus tôt, un professeur excédé a exclu trois élèves : «Ils avaient tenu des propos inadmissibles sur le nazisme, raconte Vagelis Marinis. Alors je leur ai demandé de s’asseoir devant mon ordinateur et je leur ai montré des images très dures de chambres à gaz dans les camps de concentration. Ils regardaient ça avec des yeux ronds, je sentais bien qu’ils étaient choqués. Le lendemain, ils sont venus s’excuser.»

 

Ce jour-là, le directeur du lycée de Perama a eu l’impression de remporter une toute petite victoire, «dans cette période périlleuse qui rappelle beaucoup la République de Weimar».