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Mon grand-père a été naturalisé français à la fin du 19e siècle avant de verser son sang pour la mère patrie en 14-18. Ils ont vécu la Deuxième Guerre mondiale dans la zone sud, dans la clandestinité, sous un faux nom, tantôt protégés, tantôt livrés aux Autorités. Papa, en 1944, dans son réseau de Résistance du Limousin, à 21 ans, après avoir récupéré son nom, Papa a fait le choix de demander et de recevoir le baptême. Dans ses carnets de guerre, il écrit sobrement : « j’ai communié ». Nous avons été élevés dans la foi catholique. Mes frères et sœurs ont tous un engagement spirituel sincère, mais je suis le seul « prêtre » ou « religieux ». J’ai 24 neveux et nièces, et je ne compte pas les petits-neveux et petites-nièces !
Ce n’est que bien plus tard, pendant mes études de théologie chez les jésuites belges, que mon appartenance au peuple juif a pris un sens, et un sens positif. Ce n’était qu’une occasion de moquerie pour certains et d’incompréhension pour moi. « Peut-on être juif sans être de religion juive ? » C’est une question à laquelle j’ai eu l’occasion de longuement réfléchir depuis…
Après mon service militaire, effectué à Berlin, comme Jean-Marie Lustiger, en 1983, et l’achèvement de mes études d’Ingénieur civil des mines (Nancy), je suis entré au « Séminaire » du diocèse de Paris que venait de fonder Mgr Lustiger. J’accomplissais ainsi, à mon tour, un chemin spirituel commencé consciemment de nombreuses années auparavant, et inconsciemment depuis bien plus longtemps encore, comme je devais le comprendre plus tard. Les études de philosophie à Louvain-la-Neuve et de théologie à Bruxelles m’ont beaucoup plu, comme m’avait plu, à l’école primaire élémentaire, l’art d’apprendre à écrire les lettres. Ce n’est jamais sans émotion que je me souviens physiquement de la jouissance d’apprendre à tracer les lettres d’un premier alphabet. Le corps, le son et le sens unis en un seul geste où la transmission est aussi fidèle que personnelle ! C’est ma petite madeleine, et sans doute beaucoup plus. J’ai été ordonné prêtre le 26 juin 1993 à Notre-Dame de Paris par Jean-Marie Lustiger, nouant avec lui une relation d’intelligence partagée, d’affection et de confiance. Il y a répondu à sa mesure, immense.
Après une expérience paroissiale heureuse de quatre années à Saint-Philippe du Roule (Paris 8e), j’ai passé une thèse de théologie (2000), à la suite de laquelle on m’a confié d’être le premier Président de la Faculté de Faculté de théologie du diocèse de Paris (2000-2006), avec déjà pour objectif de préparer l’ouverture du Collège des Bernardins (2008) (1). À la demande du cardinal André Vingt-Trois, qui a assumé le projet et l’a porté avec succès sur les fonts baptismaux, j’ai fondé aux Bernardins le Pôle de recherche que je dirige encore, et qui vient de signer un beau partenariat avec les Études du CRIF. Qui aurait pu l’espérer il y a 10 ans ?
Au cœur du Quartier Latin de Paris se dresse, intact, un édifice cistercien du XIIIe siècle : le Collège des Bernardins. Qu’est-ce que le Collège des Bernardins ?
Le Collège des Bernardins est l’union indissoluble d’un lieu spirituel « magique » et d’un projet inédit de transmission, de recherche et de dialogue. Le chef-d’œuvre cistercien que les siècles nous lèguent rend Paris plus beau. Le projet contemporain ajoute à Paris une dimension spirituelle qui lui manquait, comme l’a dit un jour, ici, en public, Jacques Attali. Il s’agit de rassembler des personnes différentes pour élaborer des réponses aux questions que nous posent les grandes transformations de la condition humaine. Où va l’Homme ? Équiper les chrétiens des moyens de connaître et de comprendre leur foi et leur pratique pour maintenir le fil de la tradition. Permettre aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui, de tous horizons, de se rencontrer pour mieux connaître le monde d’aujourd’hui, dans toute sa complexité mouvante, mais aussi en fonction de ce qui est stable et essentiel dans la condition et la vocation humaines. Concrètement, cela est mis en œuvre à travers trois grands pôles… Mais c’est votre question suivante.
Le Collège des Bernardins dispose de trois grands pôles. Quels sont-ils ?
Il y a le Pôle Formation, c’est-à-dire aujourd’hui essentiellement, « l’École cathédrale ». C’est un lieu et un instrument assez innovant pour l’apprentissage de la tradition chrétienne, comme le montre la présence en son sein d’une section d’étude du judaïsme, où prêtres, rabbins et laïques enseignent ensemble à 400 stagiaires. Le total des effectifs de l’École dépasse 5 000 inscrits en 2013. Il y a le Pôle « Art et culture », qui assume la programmation artistique du Collège, afin que la parole de l’art soit entendue de tous dans ce lieu dédié à la recherche de vérité et de beauté. Ce deuxième Pôle est aussi responsable des partenariats événementiels qui nous sont proposés et de l’organisation des Mardis des Bernardins, diffusés chaque semaine par KTI-TV. Et il y a, au cœur, le Pôle de recherche, dont nous allons bientôt parler.
Le Collège comprend également différents acteurs, enseignants et chercheurs. Je vois par exemple que Sigrid Acker titulaire d’un Diplôme supérieur d'Études orientalistes, ELCOA - Maîtrise d’hébreu moderne, enseigne l’Hébreu. On enseigne l’Hébreu au Collège ?
Évidemment ! Vous savez qu’au moyen âge, les intellectuels chrétiens latins connaissaient mieux l’hébreu biblique que le grec du Nouveau Testament. La présence des rabbins et des intellectuels juifs sur le sol français continument depuis plus de 20 siècles en est la cause. Le christianisme apprend normalement à lire ses Écritures autour de la table d’étude des Juifs. Les périodes de rupture (19e et premier 20e siècle) ou de « disputes » (13es – 14e siècles) sont des épisodes douloureux, mais contre nature pour l’une et pour l’autre communauté religieuse.
Vous dirigez le pôle de recherche… Comment fonctionne-t-il ? Quels sont les domaines étudiés ?
Le Pôle de recherche du Collège des Bernardins est composé de six départements thématiques et pluridisciplinaires et de trois Laboratoires transversaux. Nous avons commencé avec trois équipes, il y a cinq ans, et encore pas toutes complètes. Le Pôle rassemble aujourd’hui 20 équipes, qui n’ont pas toutes la même taille ni le même mode de fonctionnement, mais qui sont organisées de manière semblable. Elles possèdent leurs moyens de publications et de diffusion. Des bénévoles à haute compétence les accompagnent pour préparer les événements publics. Chaque équipe de recherche, ou séminaire, est codirigée par un universitaire et par un théologien. Chacune réunit mensuellement, pendant deux ans, dix à trente chercheurs et praticiens de différentes disciplines qui interrogent les grandes questions que posent « l’Homme et son avenir ». La recherche s’effectue en partenariat avec des universités françaises et étrangères, des Centres de recherche, des Fondations, des Administrations ou des Entreprises. Elle porte sur des questions de société : Éducation et transmission ; Economie et entreprise ; Bioéthique, science et foi ; Sciences politiques, Europe et gouvernance ; Judaïsme et christianisme ; La Parole de l’art.
Économie, homme et société, judaïsme et christianisme, observatoire de la modernité, sociétés humaines et responsabilité éducative… sont quelques-uns des axes de recherche et de savoir. Le Collège fonctionne-t-il comme une Université ?
Dans une université, la recherche est organisée comme le prolongement et le soutien d’une activité d’enseignement spécialisée. Les disciplines sont isolées les unes des autres par l’organisation institutionnelle des enseignements, par la diffusion de leurs travaux dans des Revues à comité de lecture et par leurs structures de financement. Nous proposons un modèle rénové, pensé sur d’autres bases : nous interrogeons et mettons à contribution les savoirs disciplinaires en fonction de questions unifiés concernant l’Homme et son avenir, qui requièrent une coopération intellectuelle pour se saisir du réel. Et ça marche ! Les chercheurs rejoignent plus facilement les attentes des praticiens ; ils se sentent valorisés et reconnus dans leurs requêtes « humanistes » personnelles qui orientent leurs contributions vers un au-delà d’une compétence technique. J’espère que ce modèle est exportable pour l’avenir de l’enseignement supérieur et même pour le futur de notre civilisation.
En 2010, le Collège a tenu en partenariat avec le CRIF et le CRAN, un colloque intitulé : « le Visage, la rencontre de l’autre ». De quoi s’agissait-il ?
Oh ! C’était une magnifique demande de Richard Prasquier et de Patrick Lozès : le délit de faciès qui frappe malheureusement aujourd’hui une partie importante de la population française, ou vivant en France, n’est-il pas celui-là même qui habitait l’imaginaire sordide des antisémites ? Dès lors comment est-il possible que l’antisémitisme progresse aujourd’hui chez ces mêmes populations. La dignité du visage et l’humanisme de l’autre homme, si bien scrutés par Emmanuel Levinas, ont été l’occasion d’une rencontre magnifique pour construire des relations pacifiées. À l’initiative de Michel Wieviorka, de la MSH, qui joua le rôle d’une de médiateur « laïque » institutionnel, le Collège des Bernardins fut sollicité pour être le lieu emblématique et le partenaire de l’événement et du livre qui en a résulté. Michel de Virville, qui dirigeait alors le Collège des Bernardins, et Mgr Jérôme Beau, son Président, ont trouvé la proposition remarquable. Il en est résulté une amitié durable avec le CRIF et son Président.
Au sein du Collège, il existe une structure du nom d’école Cathédrale qui tous les ans organise des sessions de découverte du judaïsme, au cours de laquelle intervient également Stéphanie Dassa, chargée de mission au CRIF, sur l’histoire des mouvements juifs. De ces formations, qu’attendez-vous ?
Les formations de l’École cathédrale ne proposent pas la connaissance du judaïsme comme un approfondissement particulier pour quelques spécialistes, mais comme un chemin pour tous ! Saint Paul explique qu’un païen – un goy – qui devient disciple de Jésus ne reste pas sur « l’olivier sauvage » de sa culture et de sa religion. Sans perdre sa spécificité et le lien à ses racines avec les « nations » dont il est issu, il est greffé sur « l’olivier franc » de la maison d’Israël. Il faut donc que tout chrétien qui réfléchit sa foi pour mieux la vivre ait part aux richesses spirituelles d’Israël. Il ne s’agit bien sûr pas de se substituer à Israël, comme l’enseignait la théologie du mépris, mais de participer à la richesse de la sève des racines. Jésus, sa Mère et les Apôtres sont Juifs, et l’Évangile est écrit non seulement en référence au texte biblique, mais à la tradition orale vivante d’Israël qui s’est exprimée dans les discussions dont le Talmud se fait l’écho. « Les dons de Dieu sont sans repentance » comme l’écrit Paul dans la Lettre aux Romains. Et l’Église ne peut s’ouvrir au monde – comme elle le fait aux Bernardins – et se mettre à son écoute en étendant ses branches dans les directions de l’avenir sans étendre ses racines en profondeur pour se stabiliser et se nourrir par une meilleure connaissance de la tradition juive vivante.
Pour des raisons évidentes, la présence de l’islam en France et les difficultés de son intégration dans l’histoire française récente, il a été important que le Collège des Bernardins développe des rencontres et des lieux de recherche communs avec des autorités religieuses et avec des intellectuels musulmans. C’est une grande joie pour le Collège, et en particulier pour moi, de nouer ces relations, d’en bénéficier au plan personnel, intellectuel, et spirituel. On sait qu’il n’est pas facile de trouver des interlocuteurs représentatifs des musulmans de France. Quelle reconnaissance doit-on à ceux qui assument le choix du dialogue et de la recherche en commun, au sud comme au nord de la Méditerranée ! Le courage et l’audace me semblent ici la première prudence, car les temps sont courts si l’on veut réparer les erreurs du passé et construire un vivre-ensemble inspiré de notre civilisation européenne.
En octobre 2013 a été inauguré un Mémorial pour le Cardinal Lustiger dans les jardins de l’abbaye Abbu Gosh, près de Jérusalem. Ce projet a été porté par Richard Prasquier, Président d’Honneur du CRIF. Le Collège des Bernardins, c’est aussi largement impliqué dans ce projet. Pourriez-vous nous dire ce que vous en attendez ?
Le Collège a été associé au projet dès le début par Richard Prasquier et par les équipes du CRIF. L’engagement du cardinal Vingt-Trois, de Mgr Beau et bien sûr du Père Patrick Desbois, qui y a mis toute son âme et sa fidélité, ont permis que des chrétiens de tout le diocèse et au-delà puissent s’associer à l’hommage rendu par les Juifs de France et d’Israël au cardinal Aron Jean-Marie Lustiger, artisan et quasi-prophète du dialogue. Ce mémorial est une sorte de réponse au Kaddish récité devant Notre-Dame le jour des obsèques : une bénédiction de la mémoire.
Qu’est-ce que j’en attends ? D’abord, le Collège, et l’Institut Jean-Marie Lustiger qui lui est lié doivent faire connaître ce lieu et ce mémorial à tous les pèlerins francophones et au-delà qui vont en Israël et en Terre Sainte. De plus le Collège est présent en Israël : il loue une petite maison d’étude aux franciscains, en mobilisant pour cela, les fonds réunis par les droits d’auteur de Lustiger, conformément à ses dispositions testamentaires. Un prêtre y vit en permanence, accomplissant une thèse à l’université hébraïque, le Père Rafic Nahra, qui a créé avec Franklin Rausky le département de recherche « Judaïsme et christianisme ». Ce département de recherche unit dans un même partenariat le Centre Communautaire de la rue Lafayette et le Collège des Bernardins au nom de leur coresponsabilité devant la société. La maison de la rue des Prophètes ( !) accueille six mois par an deux ou trois autres étudiants, en particulier des futurs prêtres parisiens en séjour d’étude linguistique à Jérusalem pour y rencontrer le peuple juif vivant dans cette situation si particulière.
À l’occasion de la publication du recueil de textes pour les 70 ans du CRIF (hors série des Études du CRIF), vous avez publié un texte très apprécié intitulé : «Ce qu’est pour moi ». Pourquoi le CRIF ?
Vous le savez maintenant ! Il s’agit des suites du Colloque sur le Visage. Plus lointainement, j’ai tellement admiré l’amitié que Richard Prasquier a su nouer, de l’intérieur de son histoire et de ses fonctions, avec Aron Jean Marie Lustiger… Mon estime pour le rôle institutionnel du CRIF dépasse maintenant cette découverte personnelle. La raison d’être profonde du CRIF, pour moi, est de permettre aux Juifs d’être reconnus comme peuple et comme individus dans la République – ce qui est un modèle pour d’autres individus et d’autres peuples en chemin d’intégration. Il s’agit de donner à la République un peu de chair, car une Marianne aseptisée, qui ne connaît que des Français dénués d’histoire, de mémoire et d’imaginaire est une force trop faible pour unifier un peuple comme le peuple français. Le CRIF est – il doit être, si je peux oser ce mot – un ferment d’une fraternité pour tous, riche et savoureuse, pour notre cher vieux pays.
Le Collège des Bernardins est maintenant partenaire des Études du CRIF. Comment imaginez-vous et ressentez-vous ce partenariat avec notre institution ?
Tout ce qui advient au Collège des Bernardins est si imprévu et constructif, que je suis d’abord dans la reconnaissance et l’admiration. Je remercie Roger Cukierman, Marc Knobel et Stéphanie Dassa qui sont les premiers responsables de cette proposition. Ce partenariat correspond à ce que je souhaite le plus vivement pour le Collège et pour l’Église, pour l’Église réformée de manière si décidée par Jean-Paul II, Benoît XVI et maintenant François : écouter ce que disent et voir ce que font les hommes et les femmes de ce temps. Découvrir leurs talents, les aider à défendre leurs droits, agir avec eux pour les plus fragiles. Participer à cet effort par le meilleur de ce que la tradition chrétienne peut apporter : notre partenariat a un bel avenir devant lui.
Notes :
1. Publications récentes : Jésus-Christ, grand prêtre de l’ancienne et de la nouvelle Alliance (2004, réédité 2011) ; Pour un nouvel humanisme. Essai sur la philosophie de Jean-Paul II (2011) ; Les preuves de l’existence de Dieu. Des clés pour le dialogue (2008). Bibliographie complète : http://www.collegedesbernardins.fr/fr/le-college/les-acteurs/chercheurs/antoine-guggenheim.html?category_id=7004