Tribune
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Publié le 23 Octobre 2012

Il y a soixante-dix ans mourait à Auschwitz Édith Stein, philosophe, carmélite et martyre juive

Par Michaël de Saint Cheron (1)

 

Née le 12 octobre 1891 - jour de Kippour - à Breslau (alors en Prusse, aujourd’hui Wroclaw en Pologne), Édith Stein fut assassinée dans la chambre à gaz d’Auschwitz (Oświęcim) le 9 août 1942 et canonisée le 11 octobre 1998 par Jean-Paul II qui fait d’elle la co-patronne de l’Europe.

En France, Cécile Rastoin, polytechnicienne, polyglotte et carmélite (ocd, ordre des Carmes déchaux), Mgr Olivier de Béranger qui fut de nombreuses années évêque de Saint-Denis (93), plus récemment l’écrivain Yann Moix et l’universitaire Évelyne Frank ont publié sur Édith Stein des livres, des études de première importance. Le livre tout récent d’Évelyne Frank Édith Stein au quotidien (2) s’ouvre d’ailleurs avec Yann Moix qui a écrit voici cinq ans un grand petit livre Mort et vie d’Édith Stein (3), où il réussit entre fiction et récit à rendre universelle la philosophe et phénoménologue allemande, proche de Husserl, convertie au catholicisme, entrée en 1933 au Carmel de Cologne. Ce faisant, l’écrivain en fait une figure de proue du dialogue entre juifs et chrétiens, c’est d’ailleurs dans ce but qu’il faut comprendre son titre de co-patronne de l’Europe : Édith Sarah Stein, en religion Teresa Benedicta a cruce, devenue cendres le jour de son arrivée à Auschwitz avec sa sœur Rosa et 987 juifs et juives originaires des Pays-Bas.

 

Yann Moix dédia son livre « À tous ceux qui se sentent juifs ».

 

Il nous dit (chap. 28) qu’à aucun moment la carmélite « juive » ne voulut échapper au sort de son peuple persécuté, refusant de partir en Amérique, plus facilement en Suisse, voire à Bethléem où elle avait un moment pensé partir. Non ! Il lui fallait comme carmélite, comme juive, comme philosophe animée par le souci de vérité, rester et vivre jusqu’au bout sa destinée.

 

Évelyne Frank cherche pour sa part à nous faire vivre avec la mystique, la femme, la militante, au jour le jour. Enfin, c’est vite dit ! Car il s’agit ici d’une intellectuelle qui place au-dessus de tout la Bible, la parole de la Révélation et aussi la règle de Thérèse d’Avila, qui avait elle aussi des origines juives, mais seulement par sa branche paternelle. Toutefois le judaïsme, Edith Stein « a beau le raconter dans Vie d’une famille juive (4), elle me semble en être loin. Elle n’en perçoit pas l’immense richesse symbolique ; elle n’entend pas toute la force de cette tradition selon la veine psychologique et psychanalytique ; elle n’approfondit pas la sagesse juive en ses différents courants », écrit Évelyne Frank. Yann Moix ni nous-mêmes n’aurions un mot à retrancher à ces lignes.

 

L’importance d’Édith Stein en France, depuis surtout une vingtaine d’années, est due aux traductions en particulier de Cécile Rastoin et à son livre Édith Stein et le mystère d’Israël (5), dans la dynamique créée par  la canonisation. Son œuvre philosophique et mystique a grandi en notoriété, comme le colloque du week-end dernier, conduit par Sophie Binggeli aux Bernardins, l’a montré une fois encore.

 

N’est-il pas curieux, signifiant, que Yann Moix et Cécile Rastoin aient l’un et l’autre dédié leur livre à Franz Rosenzweig, l’un des philosophes les plus visionnaires du XXe siècle, mort en 1928, comme s’il y avait une lignée intellectuelle et spirituelle étroite entre la juive devenue carmélite pour mourir en martyre juive et le philosophe qui voulut se convertir au protestantisme, mais retrouva la foi de ses pères ?

 

Avant sa conversion au catholicisme, Édith est juive certes, mais athée alors que sa mère est une juive fervente. Son père, lui, meurt quand elle a deux ans.

 

Je veux insister ici sur le rôle essentiel tenu par sœur Teresa Benedicta a Cruce pour rétablir à tout moment et plus encore à partir de 1938, la place éminente d’Israël dans l’économie de la Révélation, s’agissant de la place et de l’élection jamais remises en cause sur le plan divin et donc au plan des vérités théologiques.

 

Il reste que si pour elle, jamais l’Église ne fut à part entière le verus Israël, mais simplement « un » nouvel Israël, à côté de l’Israël historique, demeurait en son for intérieur la conviction qu’il lui fallait aller jusqu’au martyre « en expiation de l’incrédulité du peuple juif (6) » Ajoutons pour être le plus exact possible sur cette question si douloureuse pour les juifs d’aujourd’hui, combien elle tint face à l’Église de Rome comme à celles d’Allemagne ou de Hollande, à être jusqu’à la mort l’aiguillon qui rappelait à tel évêque peu scrupuleux sur le peuple juif, ou à telle carmélite se laissant aller à un anti-judaïsme banal, mais intolérable à ses oreilles, surtout après 1933, la permanence de la primogéniture de l’Israël biblique et hébraïque.

 

Il faut lire la Correspondance I et II (7) (1917 – 1933 et 1934 – 1942), pour voir le combat intérieur, la force spirituelle, mais aussi intellectuelle si puissantes d’une femme qui parmi tant d’autres combat, lutta aussi pour le droit des femmes dans la société allemande, leur droit par exemple à enseigner à l’université, qu’elle acquit d’ailleurs dès les années vingt.

 

Édith Stein, carmélite, voulait incarner Esther, d’où son sens si aigu du sacrifice pour vouloir sauver son peuple – mais Hitler n’était pas Assuérus.

 

Yann Moix vers la fin de son livre a une pensée magnifique, fulgurante, que le poète Pierre Emmanuel, si injustement oublié, avait lui aussi nourrie : dans leur éternité, les saints au sens large bien sûr comprenant les prophètes d’Israël, les Justes parmi les nations et toutes les spiritualités, mais aussi dans leur « immortalité », les génies de l’art et de la pensée, ne se reposaient pas, mais travaillaient d’une certaine manière plus encore que dans leur vie terrestre au service de l’humanité.

 

Là où elle se trouve, en ce soixante-dixième anniversaire de son martyre parmi les six millions de Juifs emportés dans la Shoah, qui est aussi le cinquantième anniversaire de Vatican II et de Nostra Ætate , Édith Stein, sœur Teresa Benedicta a Cruce, par son œuvre, sa vie même et sa mort, témoigne et continuera longtemps à témoigner de la grande urgence qu’il y a pour les chrétiens, pour les penseurs et les philosophes, pour les Européens et au-delà pour tous les humains, à bien comprendre la vocation d’Israël sur cette terre, son rôle éminent dans l’humanité.

 

Édith Stein eût fait siennes ces paroles de Jean-Paul II aux Juifs de Varsovie, le 14 juin 1987 : « Vous êtes devenus une grande voix de mise en garde pour  toute l’humanité, toutes les nations, toutes les puissances de ce monde, tous les systèmes et chaque homme. Plus que quiconque, vous êtes précisément devenus cette mise en garde salvatrice. »

 

Notes :

1. Écrivain, membre de la Commission du CRIF pour les relations avec les Églises Chrétiennes.

2. Arfuyen, 2012.

3. Grasset, 2007.

4. Cerf-Ad Solem, 2001, trad. Cécile et Jacqueline Rastoin.

5. Ad Solem, 1998.

6. Billet du 26 mars 1939 à Mère Ottilia Thamisch, ocd, prieure d’Echt, cf. Cécile Rastoin, Édith Stein et le mystère d’Israël, op. cit.

7. Ad Solem, Cerf, Edition du Carmel, 2009, trad. Cécile Rastoin.