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Entretien avec Alain Bauer, criminologue (a été président de l'Observatoire national de la délinquance (OND) de 2003 à 2012), et Fabrice Rizzoli, docteur en science politique à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), spécialiste de la criminalité organisée et des mafias italiennes.
Atlantico : Des riverains de Villeneuve-d’Ascq (Nord) ont récemment placardé dans les rues la photo de deux personnes qu’ils soupçonnent être les auteurs de cambriolages à répétition dans les environs, au détriment de la présomption d’innocence. Ce genre de comportement très "Far West" est-il symptomatique d’une carence policière ? Traduit-il un sentiment d’abandon chez ces personnes ?
Alain Bauer : La diffusion d'affiches ou de notices portant la description ou la photographie d'individus recherchés est une vieille tradition. C'est l'utilisation des réseaux sociaux qui de nos jours en accélère la diffusion. La question porte plus sur la notion de "dénonciation calomnieuse", qui est punie par la loi, si tel était le cas. Car dans le nord il s'agit d'individus pris en photo et dont nul ne semble en mesure d'indiquer la responsabilité éventuelle dans des cambriolages. La même situation avait été constatée récemment à Bordeaux avec des affiches et le réseau Facebook contre des dealers pris en pleine action.
S'il faut toujours être très prudent avec ce type d'initiatives, il faut aussi rappeler que les services publics utilisent aussi des appels de ce type. Ce n'est donc pas la délation qui est au coeur du problème (la loi française faisant même obligation de dénoncer les crimes et délits dont ils pourraient avoir connaissance aux fonctionnaires), mais l'utilisation citoyenne d'un outil qu'on croit purement régalien (ce qui n'est vrai probablement qu'en France).
Fabrice Rizzoli : Qu'il y ait une carence policière, c'est possible. Qu'il existe un sentiment d'abandon, c'est certain et cela s'explique. Entre 2002 et 2012, 9 000 fonctionnaires de police et de gendarmerie ont été supprimés. La police de proximité qui commençait à peine se mettre en place en 2002 a été brutalement arrêtée en 2002 au profit de la politique du chiffre. Obligé de faire des petits bâtons avec des cas élucidés ici la possession de stupéfiant ou l'infraction à la législation sur le séjour en territoire national, le policier s'est coupé de la société alors que le lien avec la population est son coeur de métier !
N'oublions pas que les policiers eux aussi se sentent abandonnés par leur hiérarchie et par la population. Le taux de suicide de 50 fonctionnaires par an depuis 15 ans en témoigne. Du fait de la politique du chiffre, les atteintes à l'autorité publique ont augmenté de 40% de 2003 à 2008 (1). Une police contestée est une police qui ne peut qu’utiliser la force. Elle devient alors peu efficace avec le délinquant et peu aimable avec le citoyen.
Dans des situations où les riverains sont excédés par certains comportements, la dérive délationniste guette-t-elle ? Comment l'empêcher ?
Fabrice Rizzoli : Oui, la dérive délationniste guette. Pour l'empêcher, il faut réformer en profondeur la politique de sécurité publique de notre pays :
1. Restaurer l'égalité territoriale
À La Garenne-Colombes où le taux de criminalité est de 42,72 pour 1 000 habitants, il y a 1 policier pour 384 habitants (63 policiers en activité) alors qu'à Gennevilliers où le taux de criminalité culmine à 67,37, il y a 1 policier pour 591 habitants (2). Mieux, il y a deux fois plus de policiers dans le 16ème arrondissement de Paris qu'en Seine Saint-Denis département le plus criminogène
2. Remettre les policiers sur le terrain
La police manque cruellement de personnel administratif, 10% des effectifs en France contre 30% moyenne européenne (rapport Cour des Comptes 2011). C'est parce que nos agents de police (catégorie C représentant 80% des effectifs...) font les secrétaires qu'ils ne se sont pas auprès des citoyens qui subissent des cambriolages.
3. Passer de la sécurité de l'État à la protection des citoyens (3)
En mettant fin au modèle prohibitionniste des drogues, tel qui est appliqué en France (4), les policiers n'ayant plus à faire la chasse à la boulette, auront du temps pour élucider les cambriolages.
4. Passer de la vidéosurveillance à la police-protection
Toutes les études démontrent que le ratio entre les fonds dépensés dans les dispositifs de vidéosurveillance et le taux d'élucidation est très insatisfaisant. Il faut mettre des policiers sur le terrain aux dépens des caméras ;
5. Répondre au défi de la territorialité
Aujourd'hui, les décisions de police sont prises à Paris alors que sur le terrain, les enjeux sont locaux. Le maire n'a aucun réel pouvoir alors que c'est à lui qu'on demande des comptes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les maires de gauche cèdent aux sirènes de la vidéo surveillance. Sans caméra, pas d'action visible du maire en matière de sécurité. Il est temps de créer une police locale de tranquillité publique qui voit le maire, le préfet et un responsable régional de police bâtir des stratégies locales de sécurité.
6. Intégrer les populations Roms en France
Comment est-il possible que la 5ème puissance économique dans le monde ne puisse pas intégrer 15 000 Roms ?
Alain Bauer : Pourquoi cette formulation ? Qui fait du journaliste le juge moral des citoyens ? On ne peut appeler au sens civique des citoyens pour témoigner ou dénoncer, utiliser des méthodes d'investigations créatives (lettre anonyme, whistleblower (lanceur d'alerte), écoutes clandestines à domicile, vol de fichiers informatiques...) qui éclairent les lecteurs et condamner sans appel les habitants excédés d'immeubles ou de quartiers. Mais c'est dans la réponse publique et judiciaire que se trouve effectivement la réponse, car ces phénomènes apparaissent en général après des années de pourrissement.
La Police semble avoir voulu jouer la carte de la concertation avec les auteurs des affiches pour que ces derniers acceptent de les retirer. S’ils refusaient, pourraient-ils avoir maille à partir avec la loi ? Quelle est la législation dans ce domaine ?
Alain Bauer : Cela serait effectivement possible dans le cadre de la dénonciation calomnieuse, voire de l'atteinte au droit à l'image.
Fabrice Rizzoli : C'est à mettre au crédit des agents en question. Cela prouve que la place du policier est dans la société pas derrière un écran de contrôle. Les personnes lésées pourraient porter plainte, mais comme ce sont des Roms, cela ne risque pas d'arriver...
Certains habitants d'immeubles se sont organisés pour assurer une occupation permanente de leur hall d'entrée, afin d’empêcher que ceux-ci soient "squattés" par des personnes extérieures. Ces initiatives concertées entre citoyens, indépendamment de la police, pourraient-elles faire des émules en France ? Verra-t-on dans certaines régions des "milices" de quartier s’organiser, et pourquoi ?
Alain Bauer : Tout le problème relève dans le champ et l'efficacité de la réponse publique de sûreté. Soit on continue à laisser croire que la police d'État peut et doit tout faire, et elle est comptable de tout, nonobstant la réponse judiciaire (sociale ou pénale). Comme cela n'est pas vrai, les autorités locales ou les groupes de citoyens peuvent alors prendre des initiatives (ce qui explique le très fort développement des polices municipales ou de la vidéoprotection d'initiative locale (fortement soutenue par l'État) depuis 30 ans. Soit, on reprend les fondamentaux de la police (territoires, missions, métiers -) effectifs) et on sait qui fait quoi. Depuis 40 ans on sait ainsi que la police communautaire (dite ne France police de proximité) n'a que peu d'effet sur la criminalité et beaucoup sur la communication. La redéfinition des interventions dans l'espace public et surtout une meilleure réponse judiciaire (adaptée au problème, mais le traitant) pourrait redonner une confiance suffisante pour éviter les excès.
Fabrice Rizzoli : Il ne suffit pas de voter une loi contre les regroupements dans les halls d'immeubles.... Les Offices HLM de Paris évaluent que dans 8% des logements qu’ils gèrent, les halls d’immeubles sont occupés (contrôlés) par des bandes de jeunes. Il serait temps de s'attaquer au trafic de stupéfiants avec des méthodes adéquates.
Mais il est peu probable qu'en France des milices de quartier s'organisent. Notre état jacobin et centralisateur ne délègue pas facilement le monopole de l'exercice de la violence légitime. Il est regrettable que l'état français ne soit pas aussi sévère avec la violence illégitime du crime organisé français
1) La criminalité en France, rapport de l'Observatoire national de la Délinquance, CNRS Éditions, 2009
2) 11 propositions-chocs pour rétablir la sécurité, Jean jacques Urvoas, éd. Fayard, paris, 2011
3) De la sécurité de l’État à la protection des citoyens, Jean-jacques Urvoas, fondation Jaurés, Paris, 2010
4) L'auteur de ces lignes est aussi l'auteur d'une contribution thématique au congrès de Toulouse qui développe un mode régulation publique des drogues : « Contre la société de violence, un autre monde est possible »